Deux ans après, la disparition de 43 étudiants au Mexique reste un mystère
Deux ans après, la disparition de 43 étudiants au Mexique reste un mystère
Par Frédéric Saliba (Mexico, correspondance)
La version officielle, entachée d’irrégularités et trouée de zones d’ombres, est violemment démontée par une contre-enquête.
« Crime d’Etat », peut-on lire sur une banderole lors d’une manifestation à Mexico le 26 septembre 2016, pour la vérité sur la disparition de 43 étudiants à Iguala. | PEDRO PARDO / AFP
« Vivants ils les ont pris, vivants nous les voulons ! », ont scandé, lundi 26 septembre à Mexico, des milliers de manifestants pour le second anniversaire de la disparition des 43 élèves enseignants de l’école normale d’Ayotzinapa, dans l’ouest du Mexique. Ce drame, qui a bouleversé le pays, reste un mystère. La version officielle sur la mort des disparus est contestée. L’affaire a entraîné la démission d’un ministre et du responsable de l’enquête. Malgré 128 détenus, dont 70 accusés du crime, des zones d’ombre pèsent sur le plus volumineux dossier (240 tomes) de l’histoire judiciaire du pays. Lundi, les manifestants ont dénoncé l’obstruction du gouvernement dans un drame qui révèle l’ampleur de l’infiltration des institutions locales par le crime organisé.
Pourquoi le sort des 43 disparus reste-t-il une énigme ?
Le soir du drame : Dans la nuit du 26 au 27 septembre 2014 à Iguala, dans l’Etat de Guerrero (ouest), des policiers municipaux véreux prennent pour cible les bus confisqués par une centaine d’étudiants qui voulaient se rendre à une manifestation à Mexico. Bilan : six morts, des dizaines de blessés et 43 disparus.
La version officielle : Le 27 janvier 2015, le ministre de la justice, Jesus Murillo Karam, annonce que le maire mafieux d’Iguala, du Parti de la révolution démocratique (PRD, gauche), et son épouse, ont ordonné l’attaque. Selon lui, les 43 jeunes ont été remis par les policiers au cartel « Guerreros Unidos », qui les ont assassinés dans la décharge de la ville voisine de Cocula, avant de brûler leurs corps sur un bûcher et de jeter leurs restes dans la rivière, Rio San Juan. Les autorités y ont retrouvé des sacs-poubelles contenant des os calcinés et des cendres. Mais seul l’ADN d’un disparu a été formellement identifié. Les 42 autres corps restent introuvables.
Une contre-enquête accablante : La version officielle a volé en éclats après la contre-enquête menée durant quatorze mois par cinq experts, mandatés par la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). Leur rapport, publié en avril, dénonce aussi la participation de la police fédérale et de l’armée, des témoignages obtenus sous la torture, des destructions de preuves et des pistes non explorées.
Quelles sont les zones d’ombre de l’affaire ?
Pas de bûcher à Cocula : A l’instar de l’Equipe argentine d’anthropologie médico-légale (EAAF), les experts de la CIDH rejettent la possibilité d’une crémation d’une telle ampleur dans la décharge de Cocula à cause de l’absence de traces sur la végétation. L’expert en feu de la CIDH, José Torero, a construit un bûcher, identique à celui décrit dans la version officielle (bois, pneus, essence). Des porcs y ont été brûlés pour imiter les corps des supposées victimes. L’expérience, décrite mi-septembre dans la revue Science, a conclu à l’impossibilité d’atteindre une température suffisante pour brûler 43 cadavres.
Des accusés torturés : 17 témoignages, dont quatre corroborant la version officielle, ont été obtenus sous la torture, selon le rapport des experts de la CIDH. 60 détenus dénoncent des abus des autorités, dont le maire d’Iguala et son épouse.
Obstruction et possible falsification de preuves : Dans une vidéo – diffusée notamment par CNN –, qui ne figure pas dans le dossier judiciaire, Thomas Zeron, alors directeur des enquêtes criminelles, marche sur les rives du Rio San Juan, à l’endroit précis où les sacs réputés contenir les cendres des disparus seront plus tard découverts. Révélées par les experts de la CIDH, ces images laissent planer le doute sur une possible falsification de preuves. La contre-enquête dénonce l’obstruction du gouvernement pour étouffer une affaire qui a entaché l’image du président Enrique Peña Nieto.
Une figurine représentant le président Peña Nieto planté sur les mains des 43 disparus d’Iguala, lors d’une manifestation à Mexico, le 26 septembre 2016. | ALFREDO ESTRELLA / AFP
Quelles sont les pistes encore inexplorées ?
L’armée a tout vu : Des soldats ont suivi l’attaque en temps réel grâce au système de vidéosurveillance de la région. La nuit du drame, les militaires du 27e bataillon, stationné à Iguala, ont aussi patrouillé dans la ville. Un agent des renseignements militaires a même pris des photos d’un affrontement entre les étudiants et les policiers. Les experts de la CIDH n’ont pas été autorisés à interroger les membres du bataillon.
La police fédérale impliquée : Des policiers fédéraux ont participé à des barrages, déviant la circulation des bus attaqués. L’opération de police a été « coordonnée dans une zone géographique bien plus étendue que celle précisée dans le dossier », selon le rapport de la CIDH.
Un bus plein d’héroïne ? Un des autocars, confisqués par les étudiants, pourrait avoir transporté une cargaison de drogue. Malgré eux, les étudiants auraient perturbé un trafic d’héroïne à destination des Etats-Unis, expliquant l’attaque. Les experts de la CIDH mettent en « doute les identités du véhicule (…) et du chauffeur » que les autorités leur ont présentées.
Démission et nomination surprises : Le 14 septembre, M. Zeron démissionne de son poste de chef des enquêtes sans explication. Trois heures plus tard, il est nommé secrétaire technique du conseil de sécurité nationale par le président Peña Nieto. Les parents des disparus crient à « l’impunité », alors qu’en 2015 M. Murillo Karam a lui aussi quitté son poste de ministre de la justice par la petite porte.
Quelles réactions face au scandale ?
« Les autorités ont freiné les efforts internationaux pour découvrir la vérité », a dénoncé, jeudi 22 septembre, Erika Guevara, la directrice d’Amnesty International pour les Amériques. Pour Carlos Beristain, médecin espagnol et membre de l’équipe d’experts mandatés par la CIDH, « l’affaire montre la connivence d’une partie de l’appareil d’Etat avec le narcotrafic ». Enfin, « aux yeux de la communauté internationale, le gouvernement mexicain a montré que la défense des droits de l’homme l’importe peu », a déploré le président de la Chambre des députés, Javier Bolaños, du Parti d’action nationale (PAN, droite).
Le mystère sera-t-il levé un jour ?
L’enquête reste ouverte : Le ministère public enquêterait sur la géolocalisation d’appels téléphoniques le soir du drame ainsi que sur l’implication des policiers de Huitzuco, une ville 32 km à l’ouest d’Iguala. Mais les résultats se font attendre. Par ailleurs, le gouvernement n’a pas renouvelé le mandat des experts de la CIDH, qui s’est achevé le 30 avril, mais un mécanisme de suivi de l’affaire a été mis en place en collaboration avec la CIDH. Enfin, « rien ne garantit que tous les responsables seront punis », s’est inquiété, mercredi 21 septembre, Jan Jarab, représentant au Mexique du Haut-Commissariat de l’ONU chargé des droits de l’homme. Cinq jours plus tard à Mexico, les parents des 43 disparus étaient en tête du cortège de manifestants qui réclamaient : « Justice ! »