« Followers » et électeurs : le rôle ambigu des réseaux dans la campagne américaine
« Followers » et électeurs : le rôle ambigu des réseaux dans la campagne américaine
Par Audrey Fournier
500 millions de dollars auront été dépensés par les candidats pour pour promouvoir des posts sur Facebook ou sponsoriser des tweets. Est-il possible, en 2016, de calculer le retour sur investissement d’un « follower » ?
Un imitateur de Donald Trump lors d’un meeting du candidat à Las Vegas, le 14 décembre 2015. | ROBYN BECK / AFP
En mai, une étude du Pew Research Center, un centre de recherche indépendant américain spécialisé, entre autres, dans l’étude des médias, évaluait à 44 % la part des Américains s’informant sur Facebook. La proportion des membres du réseau social qui y puisent de l’information est de son côté passée de 47 % des inscrits en 2013 à 66 % en 2016.
Publié début septembre sur le compte officiel de Donald Trump, ce tweet − une attaque comme le candidat républicain en effectue des dizaines par semaine − a suscité pas moins de 27 000 likes.
Sur Facebook, la page Bernie Sanders 2017 rassemblait encore, en septembre, plus de 4,5 millions de personnes. Hillary Clinton a publié plus de 700 photos sur Instagram en l’espace de… quatorze mois. La candidate, déterminée à jouer sur tous les fronts, a même un compte Tumblr, « Letters to Hillary », sur lequel s’empilent des reproductions de lettres envoyées par ses admirateurs. N’en jetez plus, la coupe − sociale − est pleine.
En 2012, l’équipe de campagne de Barack Obama avait dépensé 47 millions de dollars (42 millions d’euros) pour sa campagne en ligne, dix fois plus que son adversaire républicain Mitt Romney. De là à conclure que sa réélection est, ne serait-ce qu’en partie, imputable à ce différentiel, il n’y a qu’un pas.
Jamais la présence des politiques sur les réseaux sociaux n’a été aussi massive, et les tweets polémiques de Donald Trump ne sont qu’une infime partie de ce qui s’y joue. Mais pour quel résultat ? Il ferait sens d’attribuer la victoire du camp démocrate en 2012 à une stratégie de « community managing » parfaite. Après tout, les jeunes sont surreprésentés à la fois dans l’électorat de Barack Obama (60 % des 18-29 ans ont voté pour lui en 2012, selon le National Election Pool, un organisme de sondage fondé par plusieurs médias) et sur les réseaux.
A chaque élection, des statisticiens calculent bien le prix d’une voix obtenue par tel ou tel candidat en fonction des dépenses de campagne mobilisées pour l’obtenir. Un bulletin dans l’urne est-il, de la même façon, quantifiable en « likes « ou en partages ? Est-il possible, en 2016, de calculer le retour sur investissement d’un « follower » ?
A un peu plus de deux mois de l’échéance du 8 novembre, les candidats à la présidentielle sont en train de battre des records de dépenses publicitaires sur la Toile. Selon des projections du cabinet Borrell Associates, ce montant devrait au bout du compte laisser loin derrière la barre du milliard de dollars, soit environ un dixième de l’argent investi dans la publicité, tous supports confondus. Et la moitié de ce milliard devrait être dépensé dans des campagnes en ligne : pour promouvoir des posts sur Facebook, sponsoriser des tweets et faire ainsi remonter du contenu dans les « newsfeeds » et sur les « timelines » des membres.
« Il est difficile de mener des études sur le sujet, explique Thierry Vedel, chercheur au CNRS et au Centre de recherche politique de Sciences Po, car les algorithmes utilisés par Facebook et Twitter pour personnaliser les contenus vus par chaque internaute ne sont pas complètement publics. Ces plateformes cherchent à monétiser les données personnelles qu’elles détiennent [ce qui est rendu possible par l’absence de loi comparable à la loi « informatique et libertés » française] et il est devenu très difficile aux chercheurs d’y accéder librement. »
Les jeunes votent peu, mais votent démocrate
« On sait néanmoins que, pour remporter une élection aux Etats-Unis, il est crucial de lutter contre la tendance à la baisse historique du vote », pointe-t-il. Effectivement, 62,3 % des électeurs ont voté en 2008, mais seulement 57,5 % en 2012. Surtout, la dynamique du vote des jeunes n’a pas bougé depuis vingt ans, a mis en évidence le Circle (Centre d’information et de recherche sur l’apprentissage et l’engagement citoyens) à l’occasion des élections de mi-mandat de 2014. Les moins de 30 ans se déplacent peu : entre 20 et 23,5 %, selon les années et le type d’élection. En revanche, ils votent massivement pour les candidats démocrates. Ce parti a donc tout intérêt à s’intéresser aux plateformes que les jeunes consultent chaque jour pour s’informer.
« Aux Etats-Unis, les investissements publicitaires sont concentrés dans une dizaine d’Etats-clés [les « swing states », qui font les présidents], explique Thierry Vedel, et c’est là que les réseaux sont le plus utiles, à la fois pour mieux connaître ou cibler les électeurs, et pour mobiliser les bénévoles dans des actions militantes. »
Hillary Clinton à Scranton (Pennsylvanie), le 15 août 2016. | CHARLES MOSTOLLER / REUTERS
L’intérêt des réseaux : rassembler plutôt que convaincre
En achetant des données à Facebook et à Twitter, et en les passant au peigne fin, il est possible de construire des modèles qui permettront de mieux cibler les messages publicitaires ou encore les appels au don. En utilisant des outils de « tracking » (qui mesurent le comportement des internautes et jaugent l’impact de tel ou tel contenu par le nombre de « j’aime », de retweets, etc.), les QG de campagne savent à qui adresser les demandes de dons, qui solliciter pour encadrer un meeting ou faire du porte-à-porte… Avant d’être de potentiels outils de propagande, les réseaux sociaux sont de puissants outils organisationnels. Si le profilage compte plus que le débat, l’intérêt des réseaux réside dans leur capacité à rassembler bien plus qu’à convaincre.
Dans la campagne actuelle, la candidate démocrate fait un usage bien plus stratégique dans son utilisation des réseaux que son adversaire ; pourtant, elle n’en récolte pas les fruits. 78 % des liens que Donald Trump publie renvoient à des articles de presse, alors que 80 % des liens que poste Hillary Clinton renvoient vers ses pages de campagne. La tendance est à peu près la même sur Twitter. Malgré cet effort, le trublion milliardaire fait beaucoup plus de « buzz » sur les réseaux. Selon les statistiques de l’outil de tracking Quintly, M. Trump capte 65,7 % des followers sur Facebook, contre 34,3 % pour Mme Clinton. L’écart est plus faible sur Twitter, avec 56,7 % pour l’un et 43,3 % pour l’autre à la mi-août.
Selon une vaste étude du Pew Research Center sur l’empreinte numérique des candidats à la présidentielle, une des évolutions les plus frappantes est la réduction, en quatre ans, de la taille des sites web des candidats. Pour deux posts publiés quotidiennement sur le site d’Hillary Clinton, Obama en publiait 8 et Mitt Romney 4 en 2012. La plupart des espaces de commentaire et de discussion ont disparu. L’activité s’est clairement déplacée sur les réseaux : en une journée, la candidate démocrate publie plus d’une dizaine de posts – M. Trump est un peu moins assidu : entre cinq et sept contenus quotidiens. Or, plus elle publie et sponsorise ses posts par ailleurs, plus ses abonnés ont des chances de voir remonter ses contenus dans leur « newsfeed ».
Mais là encore, l’étude montre que c’est en fait Donald Trump qui capte l’attention, bien plus que ses adversaires démocrates (Bernie Sanders est inclus dans le panel) :
« Dans toutes les catégories mesurables de l’attention de l’utilisateur − partages Facebook, commentaires et réactions, retweets − le public répond aux mises à jour de Trump plus fréquemment qu’il le fait pour les autres candidats. Les posts de Trump sont en moyenne retweetés 6 000 fois, contre 1 500 pour Clinton et 2 500 pour Sanders. »
Et ce alors même qu’Hillary Clinton dépense plus que lui en sponsoring sur Facebook : 90 % de ses posts publiés sur Facebook étaient sponsorisés, à la mi-août, contre 60 % des posts de Donald Trump selon Quintly.
Partant du principe que « mieux vaut une mauvaise publicité que pas de publicité », Trump compte sur les réseaux pour profiter à plein de ce que Dominique Cardon, professeur de sociologie à Sciences Po, nomme la « communication circulaire », utile quand on est déjà un candidat connu, qu’on ne fait pas grand cas du politiquement correct et qu’on a peu d’argent à dépenser en publicité : le bruit sur les réseaux, créé par M. Trump lui-même mais surtout par ses millions de followers, « donne matière à interprétation, et est ensuite repris dans les médias ». Sans rebattre les cartes, « cela peut influer sur les règles de la compétition politique car cet effet de reprise revêt une importance symbolique forte ».
Quand l’algorithme de Reddit s’enflamme
Un « subreddit » − fil de discussion animé sur le forum Reddit – consacré à Donald Trump, et devenu depuis un cas d’école, en fournit un excellent exemple. Une enquête publiée par Vice en juillet a mis en lumière une activité particulièrement intensive des membres du subreddit « r/the_donald » : cette surchauffe a contribué, via l’algorithme de Reddit, à le faire monter très haut sur la page d’accueil du site, bien plus haut qu’il aurait dû l’être – à son apogée, « r/the_donald » n’était que le 253e forum en nombre de membres. Reddit s’est vu obligé d’aller jusqu’à modifier son algorithme pour éviter de se laisser déborder.
Sur Twitter, les hashtags « trumpesques » − #MakeAmericaGreatAgain, #AmericaFirst, #CrookedHillary, #BuildTheWall, #ImWithYou… − restent très populaires. Cette stratégie est dangereuse (après une énième sortie malheureuse, Hillary Clinton a répliqué en demandant à Trump de supprimer (son) compte, « #DeleteYourAccount »), « mais Twitter est un espace de provocation, dans lequel on peut se différencier », souligne Dominique Cardon : « Le naturel, la spontanéité, l’humour sont valorisés aux Etats-Unis, ils donnent le sentiment que le candidat sort d’un cadre policé, même si, au bout du compte, l’opinion ne fonctionne pas comme ça. »
« L’exposition aux contenus politiques est sans doute un peu plus importante aujourd’hui grâce aux réseaux sociaux, qui nous mettent en contact avec des contenus que nous ne cherchions pas forcément, conclut Thierry Vedel. Mais depuis Paul Lazarsfeld et Elihu Katz [qui ont théorisé dans les années 1950 le rôle primordial des leaders d’opinion sur les médias dans les choix électoraux], peu de chose ont changé : les réseaux ne font que renforcer nos propres convictions. »