Ubisoft, la créativité à géométrie variable
Ubisoft, la créativité à géométrie variable
Par William Audureau
L’hommage rendu par Yves Guillemot à l’éditeur Ketchapp, régulièrement accusé de plagiat, a jeté un voile de discrédit sur la communication d’Ubisoft.
« Les Lapins crétins » déguisés en héros Ubisoft. | Ubisoft
Il y a eu comme un malaise. Jeudi 29 septembre, lors de l’assemblée générale annuelle des actionnaires d’Ubisoft, Yves Guillemot a rendu un hommage appuyé aux fondateurs de l’éditeur de jeux pour mobile Ketchapp, que le géant français vient de racheter. A ses yeux, les frères Michel et Antoine Morcos sont « deux génies français, ils sont juste incroyables. Ils vont nous aider à bien prendre le virage du jeu mobile ».
Les observateurs s’étouffent. Comme le rappelle le site Venture Beat, la société Ketchapp a construit son succès sur 2048, un jeu de chiffres déjà existant dont elle a sorti un clone à succès. Copies d’échanges électroniques à l’appui, dans un post sur Medium archivé, le développeur Matt Akins les accuse de son côté d’avoir volé un concept de jeu qu’il leur avait soumis, Rotable, pour donner naissance à Circle Pong. Et Venture Beat d’énumérer les ressemblances de jeux de Ketchapp comme Risky Road avec Smuggle Truck, de Stack avec Monument Valley, ou encore de Crazy Circle avec Super Hexagon.
Double discours
Passe encore qu’un éditeur de jeux vidéo mobile se distingue surtout par son sens de la reprise – le phénomène est courant sur smartphones –, mais s’il y a bien une entreprise qui ne pouvait saluer leur génie sans se faire reprendre, c’est Ubisoft, qui a construit depuis un an son plan de communication face à la montée au capital de Vivendi sur sa créativité unique. « Quand vous venez avec vos histoires de respect de la créativité, de création de valeur, vous n’êtes pas compris », affirmait récemment Yves Guillemot à propos de Vincent Bolloré, dans un entretien à JeuxVideo.com. La société Ketchapp donne-t-elle sincèrement l’image d’une entreprise qui y soit plus sensible ?
Plus en profondeur, le double discours d’Ubisoft depuis le début du bras de fer avec Vivendi interpelle. La société, qui se présente comme le parangon de l’audace et de la créativité à l’instinct, n’est-elle pas celle qui a saturé le marché du jeu pour petites filles entre 2008 et 2012 avec sa série Léa Passion, produits à la chaîne ? Qui impose un rythme de sortie annuel à Just Dance, l’une de ses productions les plus rentables, sur un modèle similaire à n’importe quelle major du jeu vidéo, comme Activision ou Electronic Arts ? Ou encore qui a essoré jusqu’à l’excès sa propre poule aux œufs d’or, Assassin’s Creed, en sortant huit épisodes successifs entre 2008 et 2015 ?
L’éditeur français, numéro trois occidental de l’industrie, est également celui qui a la structure de production la plus lourde, avec vingt-six studios internes et plus de 10 000 employés : pour faire vivre tout ce paquebot créatif, la régularité des nouvelles sorties est indispensable, et la prise de risque, si elle existe, ne peut être inconsidérée.
« Assassin’s Creed était important aussi pour la finance, reconnaît Serge Hascoët, directeur éditorial d’Ubisoft, interrogé par Le Monde. Mais on faisait travailler deux équipes créatives différentes pour garder des idées fraîches, et une seule équipe qui se chargeait de la production. Nous avons décidé de donner une respiration à cette série. »
Une audace réelle…
Sans doute est-ce là le plus grand paradoxe d’Ubisoft, géant du jeu vidéo à la créativité à géométrie variable ? L’éditeur est capable de lancer l’un des plus beaux jeux sur la première guerre mondiale, Soldats inconnus ; de s’attacher les services de créatifs autonomes et reconnus, comme Eric Chahi (Another World) ou Tetsuya Mizuguchi (Rez, Lumines), échouant de peu à signer Matt Nava (auteur des brillants Flower et Journey) ; et a pris le virage du jeu indépendant avec plusieurs années d’avance sur Electronic Arts et Activision, ses rivaux américains.
Là où les jeux de guerre militaristes étaient la norme dans les années 2000, avec Assassin’s Creed, la firme d’Yves Guillemot a également réussi le pari fou d’emmener le joueur dans un voyage dans le temps sur des terres inédites du jeu vidéo, du Proche-Orient à l’époque des Croisades au Paris révolutionnaire, en passant par l’Italie de la Renaissance et l’Amérique indépendantiste.
Dans un secteur sclérosé par les rééditions et les suites annuelles (Call of Duty, FIFA, etc.), elle est également la seule à pouvoir se vanter de lancer plusieurs nouvelles franchises en un an (comme le jeu de tir The Division, prochainement de bataille historique For Honor, de sports extrêmes Steep). Avec ses Lapins crétins délicieusement insupportables et ses conférences publiques réputées pour leur folie, Ubisoft est, de fait, le dernier ambassadeur de l’insolence dans le monde bien sage des majors occidentales.
… mais une recette encore trop visible
Dans le même temps, l’éditeur français reste cette société aux jeux qui semblent tous structurés sur le même moule – scénarios alambiqués, carte du monde sursaturée d’objectifs insipides… « J’ai souvent lu ces critiques, se défend Serge Hascoët. On a l’impression que ça vient de chez nous, que nous on homogénéise tout. En réalité, toutes les équipes se copient, nos équipes s’inspirent d’autres jeux, d’autres équipes s’inspirent des nôtres. Cette répétitivité vient de là. » Et de souligner que certains anciens d’Ubisoft ont exporté la philosophie du groupe chez d’autres éditeurs, comme Warner.
Les superproductions de la firme sont presque toutes déconseillées aux moins de 18 ans, comme si le dépaysement et l’audace avaient besoin d’un fond de jeu de tir ou d’affrontement pour exister. « Yves Guillemot et Serge Hascoët veulent que le joueur retire toujours quelque chose de son expérience, nuance Elisabeth Pellen, bras droit de ce dernier. Que quand on ait fini Assassin’s Creed, on ait envie d’aller à Rome, lire des livres sur les Borgia, et que la violence ne soit jamais gratuite. »
Très récemment, Michel Ancel, une des figures emblématiques de la société, a de son côté laissé deviner qu’il travaillait sur la suite d’un des plus grands succès critiques et échecs commerciaux de la société, Beyond Good & Evil, un jeu d’aventure à l’esprit bande dessinée. Le numéro trois du jeu vidéo a besoin de ce genre de prises de risque pour que son discours sur la créativité soit davantage pris au sérieux.