Marianne Faithfull : « Devenir sobre, c’est un sacré exploit ! »
Marianne Faithfull : « Devenir sobre, c’est un sacré exploit ! »
Propos recueillis par Annick Cojean
A l’occasion de la sortie de son CD « No Exit », et avant son concert au Bataclan le 25 novembre, la chanteuse se confie au « Monde » sur ses années Mick Jagger, la lettre de son père qui ne la quitte jamais, et son long combat contre les drogues.
La chanteuse anglaise Marianne Faithfull lors de la 23e edition du festival Cognac Blues Passion, le 8 juillet. | GUILLAUME SOUVANT / AFP
Je ne serais pas arrivée là si…
… si Mick Jagger et Keith Richard n’avaient pas composé pour moi, qui n’avais alors que 17 ans, la chanson « As Tears Go By ». C’est la toute première chanson qu’ils ont écrite ensemble. Nous étions en 1964 et ce fut le début de l’aventure.
Que faisiez-vous à cette époque ?
Je sortais d’un pensionnat religieux et les possibilités qui s’ouvraient à moi étaient multiples : aller à l’université étudier la littérature anglaise, la philosophie et l’étude comparée des religions ; m’inscrire à un cours d’art dramatique, ou bien intégrer une école de musique. Car j’avais un joli filet de voix. Une voix à la Mozart. Je n’avais encore rien décidé mais j’étais ambitieuse. Et puis voilà que cette chanson a connu un énorme succès et ma vie en a été bouleversée. Je suis tombée dans la marmite.
Rien ne vous prédestinait à entrer dans cette marmite artistique ?
On m’avait enseigné le chant et la musique au couvent. Et ma mère m’avait appris à danser. Elle avait été danseuse dans le corps de ballet de la compagnie viennoise Max Reinhardt avant que Monsieur Hitler ne fasse voler tout cela en éclats, car ma grand-mère était juive. Mais c’est une autre histoire ! Une histoire dont je porte l’héritage, et que je raconterai un jour dans un livre.
Cela n’explique pas comment une lycéenne, élevée dans un pensionnat catholique très strict du Berkshire, se retrouve propulsée, du jour au lendemain, dans l’univers des Rolling Stones.
Je me suis rendue à une fête où Andrew Oldham, le manager des Rolling Stones, m’a remarquée. Il m’a tout de suite proposé de faire un disque, de devenir mon producteur et, en l’espace de quelques jours, il a fait s’asseoir à une même table Mick et Keith pour qu’ils m’écrivent cette chanson. C’est aussi simple que cela. Je suis devenue une chanteuse pop, sans plan, sans modèle, sans référence. Dans une totale improvisation et avec une créativité merveilleusement spontanée.
Et vous êtes tombée amoureuse des Stones.
Ah non ! J’étais amoureuse de John Dunbar, qui étudiait les beaux-arts à Cambridge et que j’ai épousé à 18 ans avant de donner naissance à mon fils Nicolas. C’était un homme parfait pour moi, j’en suis convaincue. Et nous aurions pu mener une très belle vie ensemble si… Mick Jagger n’avait pas débarqué et ne m’avait voulue à tout prix. Je ne comprenais pas bien ce qui m’arrivait. J’étais si jeune, vous savez ! Je crois que j’étais flattée…
Et attirée par lui quand même ?
Non, pas vraiment. En tout cas pas encore. C’est plus tard que je suis tombée amoureuse de Mick. Au début, je pense que c’est le glamour qui m’a attirée. Tout ce truc autour de lui. Il était bien sûr très charmant, très sexy, etc. Mais passons ! Ce n’est pas mon sujet de prédilection. Je suis sur la route depuis 53 ans et ma période Mick n’en a duré que quatre !
Une période somme toute déterminante ?
Allons donc ! On colle toujours son nom au mien, mais j’aurais pu faire sans lui ! Et j’aurais eu du succès quoi que je fasse, j’en suis certaine. J’étais intelligente et il y avait quelque chose de très fort en moi. Il n’a pas été la seule chance de ma vie, sinon je ne serais pas encore là !
Ces quatre années ont pourtant été marquées par votre rencontre avec la drogue et une dégringolade infernale, dont vous n’êtes sortie que vingt ans plus tard.
C’est vrai. Tout le monde alors prenait de la drogue, Mick aussi, sans savoir à quel point c’était dangereux. Je n’avais pas du tout l’intention de me détruire, et je pensais que je m’en sortirais. Nous étions nombreux à le penser. Mais quand je suis passée aux drogues dures, le piège s’est refermé. Soudain, je ne voyais plus aucune issue. Ces années 1960 et 1970 furent très dures.
Vous avez curieusement déclaré un jour : « Je pense que si je n’avais pas pris de l’héroïne, je serais morte. » Mais c’est elle qui a failli vous tuer !
La source se trouve dans mon enfance difficile. Mais je ne peux pas vous en dire plus, car je chemine encore pour comprendre ce qui s’est passé. La drogue agit comme un aseptique dont on use pour éviter quelque chose de pire. Le suicide, par exemple. En fait, j’ai longtemps été comme une feuille morte ballottée par le vent. Jusqu’à ce que je dise : stop, ça suffit ce bordel. Et que je décide : je ne suis pas une victime ; c’est moi, uniquement moi, qui contrôle mon destin. Cette décision a changé ma vie. C’était en 1985, j’ai entrepris une cure de désintoxication à la clinique Hazelden, dans le Minnesota. Avec un sevrage pour le moins violent, mais efficace. Et je suis devenue sobre. Je me suis redressée. J’ai trouvé ma vraie voix, si différente de celle de mes 17 ans, façonnée par la vie que j’avais vécue, et je me suis investie à fond dans mon travail. Je savais que j’aurais du succès.
Le fait d’avoir un fils a-t-il aidé à prendre cette décision ?
Ah ! Nicolas, que j’ai eu à 19 ans, est certainement la plus belle chose qui me soit arrivée ! Le fils idéal pour moi. Mais vous savez, je n’ai pas la fibre maternelle. Le pauvre Mick qui voulait plein d’enfants n’a rien pu y faire : j’avais décidé que j’avais déjà accompli mon devoir génétique et que je n’en aurais pas d’autres. C’était assez ! Jerry Hall, qui est vraiment une gentille fille, était parfaite pour ça !
Vos parents ont-ils été d’un secours quelconque pendant ces deux décennies difficiles ?
Ils se sont séparés quand j’avais 6 ans, et après ma rupture avec Mick, je suis retournée vivre chez ma mère avec Nicolas. Mais elle ne comprenait rien à ce que je faisais. Elle était née en 1904 et aurait compris si j’étais devenue chanteuse d’opéra. Mais une chanteuse pop ! Mon mode de vie l’horrifiait.
Et votre père ?
Il adorait ma voix des premières années et le son un peu folk. Il était beaucoup plus tolérant. Mais toutes les histoires de drogues colportées par la presse l’ont énormément blessé.
Et lorsque vous êtes devenue sobre ?
Eh bien ce fut difficile pour ma mère qui, elle, buvait énormément. Elle regrettait – mais c’est classique – que je ne puisse plus boire avec elle. Du genre : tu étais tellement plus drôle quand tu buvais ! Mon père, lui, qui n’avait jamais beaucoup bu, s’est carrément arrêté lorsque je l’ai fait. C’était un type super.
Vous ont-ils vue sur scène ?
Ma mère est finalement venue, oui. Et elle était fière. Elle a peut-être fini par comprendre. Mais ce qui est merveilleux, c’est cette lettre que j’ai reçue de mon père, le major Faithfull, après qu’il a reçu mon premier livre. Regardez, je l’ai encadrée !
« Ma très chère Marianne… Je te remercie pour l’exemplaire de ton livre que j’ai reçu aujourd’hui. C’est une lecture très intéressante pour quiconque, mais tout spécialement pour moi. »
Mon dieu, je vais me mettre à pleurer. Lisez là pour vous-même.
Il évoque ce « mariage de temps de guerre entre deux personnes difficiles qui t’a produit » et il conclut : « Je me sens fier, non seulement de ta carrière pleine de succès mais de ta réussite à grandir en une personne si formidable et si mature. »
C’est un rêve de recevoir une lettre comme ça de la part de son père. Elle est en permanence devant moi sur ma table d’écriture.
Comment réagissiez-vous au fait qu’on vous ait longtemps présenté comme une muse des Stones, plutôt que comme une musicienne à part entière ?
J’essayais de ne pas m’énerver quand je lisais de telles conneries. Muse est le pire job du monde ! Je savais bien, moi, que je faisais bien plus qu’inspirer. Mais je n’ai jamais rien dit. Me rebeller contre ce sexisme n’aurait servi à rien. Les femmes ont toujours plus de mal à être prises au sérieux. Tout est plus dur pour elles. Les livres de Germaine Greer me l’ont confirmé. Peut-être m’aurait-on regardé différemment si j’avais joué d’un instrument ? Mais je travaillais dur sur mes chansons, et il a fallu des années pour qu’on me reconnaisse en tant qu’artiste majeure.
Vous vous êtes donc remise à écrire après 1985 ?
Je n’ai jamais arrêté. On peut être créatif en étant défoncé ! C’est même plus difficile quand vous ne l’êtes pas. Disons qu’il faut travailler davantage. Mais le fait est que mes plus belles chansons ont été écrites après être devenue sobre. Et je continue. J’écris tout le temps. Des pages et des pages. Il y a comme une petite étincelle qui me jette sur le papier. Et quand je me rends compte que les chansons se ressemblent un peu trop, je fais une pause. J’attends. Jusqu’à ce que de nouvelles idées surgissent.
Qu’est-ce qui vous a inspirée récemment ?
Les événements de novembre 2015 à Paris, et le massacre de tous ces jeunes, m’ont inspiré une chanson. Elle s’appelle « They come at night ». Je la chanterai pour la première fois le 25 novembre au Bataclan, et l’enregistrerai en 2017.
Vous étiez donc à Paris, cette terrible nuit du 13 novembre ?
Oui. J’étais chez moi, dans la banalité de mon quotidien. Je m’étais fait à manger, m’étais couchée et j’avais lu. Je n’ai appris la nouvelle que le lendemain et, totalement choquée, j’ai écrit la chanson. Que pouvais-je faire d’autre ? Il va en falloir, du temps, pour que le traumatisme des attentats se dissipe. Certains prétendent que les nazis reviennent tous les 70 ans. J’en suis aussi convaincue. Notre époque voit ressurgir des démons terrifiants. Qu’ils s’agissent des islamistes ou des radicaux et extrémistes de toutes sortes qui pervertissent les valeurs et idéaux de pays comme les Etats-Unis ou Israël.
Et la France ?
Je suis socialiste.
Rares sont les Anglais qui se définissent comme tels.
Mais je ne suis pas Anglaise ! Ma mère était austro-hongroise et mon père gallois. Je n’ai donc pas de sang anglais, même si j’ai été élevée en Angleterre. Et je ne pourrais jamais retourner y vivre. Trop de mauvais souvenirs. J’y ai pourtant mon fils, sa femme et mes petits-enfants que j’aime, mais je préfère qu’ils viennent me voir à Paris. Et ils adorent. J’ai aussi un pied à terre en Irlande. En fait, je me sens fondamentalement européenne et citoyenne du monde, même si ma santé m’impose désormais un mode de vie très sédentaire.
Quels liens entretenez-vous avec le judaïsme ?
Je ne suis qu’un quart juive, si l’on considère mes différents ascendants. Mais la mère de ma mère étant juive, je suis juive selon la tradition du judaïsme. Je ne me sens pas comme telle, tout en étant fière de cette part enfouie en moi. Je pense qu’elle est pour quelque chose dans mon talent. C’est ainsi : la majorité des personnes les plus brillantes sont juives, comme le compositeur Kurt Weill, que je vénère.
Que considérez-vous comme votre plus belle réussite ?
A part mon fils ? Devenir sobre ! Ça, c’est un sacré exploit ! La plus grande bataille de ma vie. Et il m’a aussi fallu apprendre à me libérer du regard des autres. Qu’ils aillent se faire voir !
Vous êtes désormais une icône du rock.
Beurk ! Je suis une artiste qui travaille. Rien d’autre ! J’ai presque 70 ans et je suis handicapée. Je me suis cassé le dos, puis une hanche, puis une autre, puis un pied. J’ai développé une infection des os qui m’a mise à l’agonie. Je suis très abîmée. Mais je me soigne. Et je travaille ! J’ai beaucoup de chance d’être en vie. Et je continue à adorer monter sur scène.
Protégez-vous votre voix ?
J’ai toujours peur de la perdre. Il faudrait que j’arrête de fumer ! Quant à mon caractère, je tâche de l’améliorer. J’ai travaillé sur la notion de pardon, par exemple, avec laquelle j’ai toujours eu beaucoup de mal. Je médite et je continue de participer à un groupe de parole avec des personnes alcooliques ou dépendantes. Cela m’aide beaucoup.
Un regret ?
Ne pas avoir été gentille avec ma mère.
Une crainte ?
Affronter le deuil. J’arrive à un âge où beaucoup d’êtres aimés vont mourir.
Qu’est-ce qui peut alors réconforter ?
Certainement pas l’espoir d’une autre vie. Une seule, c’est bien suffisant ! Je ne suis pas du tout religieuse. Pour moi, les religions ont été le plus grand tourment sur cette terre. Mais je crois en Dieu. Il m’aurait été impossible, si je n’avais cru à une force plus grande que moi-même, de me sevrer et de me libérer des drogues. Il fallait connaître l’humilité.
Sortie du nouveau CD « No Exit », best of de la tournée en Europe du 50e anniversaire de sa carrière, assorti d’un DVD d’enregistrements de concerts à Budapest en 2014 et à Londres en 2016.
Concert au Bataclan le 25 novembre prochain.
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