Heidegger en grand frère nazi
Heidegger en grand frère nazi
Par Nicolas Weill
La correspondance entretenue par le philosophe Martin Heidegger avec son frère Fritz, dont des extraits viennent d’être publiés, renforce l’idée qu’il fut un nazi de conviction.
Martin Heidegger. | Hidalgo944 / CC BY 3.0
Décidément, le fonds Martin Heidegger (1889-1976), déposé dans les Archives littéraires allemandes (Marbach, Allemagne), n’en finit pas d’alourdir un dossier : celui de l’engagement du philosophe dans le nazisme. En 2013, la publication des Cahiers noirs, ses notes personnelles (encore non traduites en français dans leur intégralité), avait soulevé un coin du voile. Mais la correspondance que l’auteur d’Etre et temps a entretenue avec son jeune frère de cinq ans plus jeune (il meurt en 1980) se révèle plus éclairante encore.
Fritz Heidegger était employé de banque. Il était resté à Meßkirch où leur père avait exercé la profession de sacristain. Une sélection de lettres s’apprête à paraître en allemand aux éditions Herder (Fribourg-en-Brisgau, Bâle, Vienne). Elles sont éditées par Walter Homolka, rabbin réformé, et Arnulff Heidegger, petit-fils de Martin Heidegger, gestionnaire des droits sur l’œuvre de ce dernier, et sont complétées par des contributions de spécialistes, le tout paraissant sous le titre Heidegger und Antisemitismus. Positionen im Widerstreit (« Heidegger et l’antisémitisme. Positions en divergence »). L’hebdomadaire Die Zeit du 13 octobre 2016 consacre deux pages de son « Feuilleton » à des citations et des extraits.
Dans ce qui nous est donné à lire, Heidegger offrira à Fritz, en guise de cadeau de Noël, Mein Kampf. Fritz n’est, en 1931, pas attiré par le nazisme et reste attaché au parti catholique (Zentrum) ainsi qu’au chancelier Heinrich Brünning (1885-1970), lequel a cherché par des moyens autoritaires à sauver la République de Weimar, l’aîné écrit :
« J’aimerais beaucoup que tu te confrontes au livre d’Hitler, aussi faibles soient les chapitres autobiographiques du début. Que cet homme soit doté, et l’ait été si tôt, d’un instinct politique inouï et sûr, quand nous étions tous dans le brouillard, personne de sensé ne saurait le contester ».
A propos de la « manœuvre de Papen », la dissolution, à l’instigation de von Papen, du Reichstag, où les nazis viennent d’entrer en force pendant l’été 1932, il écrit :
« Dès le mois d’août [1932] il était clair que tous les Juifs (…) reprenaient la main et se libéraient progressivement de l’état de panique où ils se trouvaient. Que les Juifs aient réussi une manœuvre comme l’épisode Papen montre bien combien il sera en tout cas difficile de s’imposer face à tout ce qui est Grand capital et à tout ce qui est grand… ».
Carte du parti national-socialiste
Après la prise du pouvoir par Hitler, le 30 janvier 1933, l’universitaire se plaint du surcroît de travail qu’entraîne « la disparition de trois Juifs de son département ». Le 4 mai, il annonce fièrement qu’il a pris sa carte du parti national-socialiste (qu’il conservera jusqu’en 1945),
« non seulement en raison d’une conviction intérieure, mais aussi conscient que c’est la seule voie pour rendre possible une purification et un éclaircissement du mouvement [nazi] ».
Il enjoint à son frère de se préparer, au moins « intérieurement », à franchir le pas. Après la défaite de l’Allemagne, le philosophe écarté très temporairement de son université maugrée d’avoir dû loger des anciens détenus des camps (« KZ-Leute ») en juillet 1945. A la même époque, il semble peu craindre la commission d’épuration formée par les troupes d’occupation françaises : les politiciens catholiques (Zentrumspolitikern) seraient à la tête de la « campagne de dénigrement ».
Il trouve que « tout est pénible et pire qu’à l’époque nazie » tandis que ses fils, soldats sur le front de l’Est, sont prisonniers des Russes. En 1946, il estimera que l’expulsion des Allemands des régions de l’Est de l’Europe a atteint un summum en « atrocité criminelle organisée » et « survient indépendamment (…) de ce que nous avons “subi” entre 1933 et 1945 ».
Dans ces extraits, la nostalgie de la bourgade natale et du pays souabe, lieux de l’« enracinement », se donne libre cours en prenant un sens délibérément politique. Ce qui demeure, de ces enthousiasmes nazis, dans la philosophie, reste à déterminer.