Journal intime, essai, roman… nos coups de cœur de la semaine
Journal intime, essai, roman… nos coups de cœur de la semaine
Chaque jeudi, La Matinale vous propose une sélection d’ouvrages concoctée par la rédaction du « Monde des livres ».
LA LISTE DE NOS ENVIES
Cette semaine, découvrez l’incroyable journal intime du grand écrivain polonais Witold Gombrowicz, plongez dans la formidable enquête sur le fanatisme politique de Christian Ingrao, dévorez l’histoire d’une petite fille bulgare qui découvre la complexité du monde grâce au roman d’Elitza Gueorguieva et retrouvez le génie de Cabu grâce aux « unes » inédites de Charlie Hebdo. Bonne lecture !
CARNETS. « Kronos », de Witold Gombrowicz
On sait que le peintre italien Jacopo da Pontormo (1494-1557) notait tout ce qu’il mangeait ; que Marcel Proust s’enflammait dès qu’une fleur pénétrait l’appartement, et que Glenn Gould lisait aussi bien les notices des tranquillisants que les partitions de Bach. On découvre aujourd’hui que l’écrivain polonais Witold Gombrowicz (1904-1969) s’auscultait toute la sainte journée.
Grâce à l’un de ces livres écrits par un témoin indélicat ? Non, par Gombrowicz lui-même, et ce Kronos qui vient de paraître – son véritable journal intime. A première vue, ces pages ont quelque chose de dérisoire, et quand elles ne le sont pas, elles font en creux le portrait de l’artiste en vieil autocentré hypocondriaque. Sa vie érotique est, elle aussi, omniprésente, Gombrowicz tenant le registre de ses amours furtives (« Chico/a sur les rochers. » « Muchacho/a – taxi. ») – Kronos nous apprend ainsi que l’homosexualité domina sa libido. Enfin, il observe attentivement l’évolution de sa renommée.
Mais cette accumulation de choses insignifiantes ne l’est pas elle-même. La « grande santé » nietzschéenne est tout entière dans ces dérèglements : c’est une santé qui intègre la maladie et maintient donc la possibilité de la joie. Arno Bertina, écrivain
Stock
« Kronos », de Witold Gombrowicz, traduit du polonais par Malgorzata Smorag-Goldberg, préface de Yann Moix, Stock, 392 p., 24 €.
ESSAI. « La Promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide, 1939-1943 », de Christian Ingrao
Approcher au plus près les représentations et la vision du monde des nazis constitue, depuis plusieurs livres, le fil directeur du travail de Christian Ingrao, ancien directeur de l’Institut d’histoire du temps présent et spécialiste de la période.
Dans La Promesse de l’Est, l’auteur s’intéresse à ce qu’il nomme « l’Utopie » du IIIe Reich, sa volonté de coloniser et de germaniser les immenses espaces conquis à l’Est durant la seconde guerre mondiale. Pour les dirigeants SS et leurs cohortes d’experts dévoyés, les vastes territoires pris à la Pologne puis à l’Union soviétique devaient voir renaître et se déployer une germanité purifiée – au prix d’un tri brutal et de l’élimination méthodique de leurs habitants, et tout d’abord des juifs.
Dans une enquête à la documentation parfaitement maîtrisée, variant les échelles et les modes d’analyse, l’auteur donne à voir toutes les facettes de l’avenir tel que les nazis purent un temps l’imaginer. André Loez
Seuil
« La Promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide, 1939-1943 », de Christian Ingrao, Seuil, « L’univers historique », 466 p., 24 €.
ROMAN. « Les cosmonautes ne font que passer », d’Elitza Gueorguieva
En Bulgarie communiste, une écolière de 7 ans traverse l’existence avec un projet bien précis : devenir Youri Gagarine, le héros soviétique de l’espace. Qu’importe qu’elle soit une fille, bulgare de surcroît, et que sa mère lui répète entre deux cigarettes qu’elle n’est « pas un magasin de cosmonautique ». Qu’importe que la vie soit pleine de rituels indéchiffrables, comme cette habitude qu’ont ses parents de « se raconter des blagues » en laissant couler tous les robinets.
Mais un beau jour, tout change. Le mur de Berlin tombe, et Todor Jivkov, l’« homme fort » de Bulgarie, avec lui. Bientôt, c’est la « transition démocratique ». L’école Youri-Gagarine change de nom, « parce que l’amitié bulgaro-soviétique, ça commence à bien faire ». MTV se met à diffuser les tubes de Kurt Cobain. Il n’y a bientôt plus rien à manger, et la mafia s’installe.
Les décalages langagiers entre l’enfance et le monde des adultes, maîtrisés à la perfection, laissent au personnage l’espace nécessaire pour grandir et comprendre, peu à peu, la complexité du monde. Avec, chevillé à chaque mot, un humour irrésistible que l’auteur dit avoir hérité de son pays, cette Bulgarie qui n’a « jamais eu de bol », et qui a choisi d’en rire. Violaine Morin
Verticales
« Les cosmonautes ne font que passer », d’Elitza Gueorguieva, Verticales, 184 p., 16,50 €.
DESSIN DE PRESSE. « Cabu s’est échappé ! », de Cabu
Abonnés de longue date ou convertis après les événements de janvier 2015, les lecteurs de Charlie Hebdo connaissent bien la notion d’« échappé », chère au journal satirique. Chaque semaine, celui-ci publie, en petit format, les dessins exécutés pendant le bouclage du lundi qui n’ont pas été retenus pour la « une ».
Sa veuve, Véronique Cabut, et son ami Jean-François Pitet, archiviste, en ont sélectionné un millier parmi la masse d’originaux que le dessinateur assassiné avait « minutieusement rangés dans son bordel ». Cette anthologie de crobars, pour l’essentiel « jetés » au feutre noir sur du papier de mauvaise qualité, ne fait pas que raconter un demi-siècle de l’histoire politique et sociale de la France. Elle met aussi en évidence le génie de Cabu – la fulgurance de son imagination, l’outrance maîtrisée de son humour, la sûreté de son trait.
Elle dit également combien l’esprit de déconnade, propre aux conférences de rédaction de Charlie Hebdo, a pu se révéler fertile, quand on cherchait à dénoncer et à faire rire sans tabou ni cynisme. Frédéric Potet
LES ECHAPPÉS
« Cabu s’est échappé ! », de Cabu, Les Echappés, 320 p., 39 €.