« La confiance dans la justice est un élément essentiel dans une démocratie. Saper cette confiance est grave »
« La confiance dans la justice est un élément essentiel dans une démocratie. Saper cette confiance est grave »
Jean-Baptiste Jacquin, journaliste au « Le Monde », a répondu aux questions des internautes concernant les propos de Hollande sur la justice et les magistrats.
Des propos de François Hollande rapportés dans le livre des journalistes du Monde Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Un président ne devrait pas dire ça…, Stock, 672 p., 24,50 euros) ont déclenché un tollé dans les palais de justice. Parlant de la justice, il a glissé : « Cette institution, qui est une institution de lâcheté… Parce que c’est quand même ça, tous ces procureurs, tous ces hauts magistrats, on se planque, on joue les vertueux… On n’aime pas le politique. » D’où viennent les tensions entre les magistrats et François Hollande ? Que reprochent les juges au président de la République ? Jean-Baptiste Jacquin, journaliste qui suit la justice au Monde viendra à répondu à vos questions.
Alex : En quoi François Hollande menace l’indépendance de la justice avec ses propos ?
Jean-Baptiste Jacquin : Selon la Constitution, le président de la République est « le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire ». S’il estime dans le même temps que l’institution est « lâche », c’est au minimum un problème. La confiance dans la justice est un élément essentiel dans une démocratie. Saper cette confiance est grave.
Bruno : N’est-on pas dans un jeu de rôle où le président a laissé échapper une parole pas forcément erronée mais que sa position interdit de prononcer tandis que les magistrats défendent inévitablement une position de principe ?
Jean-Baptiste Jacquin : Votre remarque est pertinente. Le fait est qu’il n’a jamais tenu de tels propos en public. Mais en tant que président de la République, livrer le fond de sa pensée à des journalistes, est sans doute imprudent, voire une erreur.
Joel : Un président de la République tenant de tels propos, par écrit, durant son mandat, est-ce une première ?
Jean-Baptiste Jacquin : François Hollande n’a pas écrit ces propos. Il les a tenus devant deux journalistes, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qui les ont retranscrits dans un livre publié ces jours-ci. Sans vouloir relativiser la force de tels mots, c’est tout de même très différent de ce que Nicolas Sarkozy avait fait en octobre 2007, quelques mois après son accession à l’Elysée. C’est à la télévision, lors d’une grande émission de France 2 (« Vivement dimanche »), qu’il avait traité les magistrats de « petits pois ».
Joe : Ne faudrait-il pas repenser la Ve République ? Ce système est à bout de souffle ! Quelles sont les propositions des différents candidats ?
Jean-Baptiste Jacquin : Le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, a estimé ce matin que ces « outrances renouvelées », après les déclarations de Nicolas Sarkozy comparant les magistrats à « des petits pois », posent un problème institutionnel. Il affirme en conséquence qu’il serait temps que l’autorité judiciaire « s’émancipe enfin de la tutelle de l’exécutif où la maintient une tradition monarchique d’un autre temps ». Mais une véritable séparation des pouvoirs ne semble pas à l’ordre du jour. Le seul alignement de la nomination des magistrats du parquet sur le mode de nomination des juges du siège, qui aurait nécessité une réforme constitutionnelle a échoué cette année. L’indépendance des juges a souvent fait peur aux politiques.
Baptiste : Cette prise de position du premier président et du procureur général de la Cour de cassation en réaction aux propos du président de la République est-elle exceptionnelle ?
Jean-Baptiste Jacquin : La réactivité de l’institution judiciaire est effectivement exceptionnelle ! La justice est généralement assez lente 😉 Le fait que Bertrand Louvel (premier président de la Cour de cassation) et Jean-Claude Marin (procureur général) aient obtenu dès hier soir un rendez-vous à l’Elysée est aussi exceptionnel. Le contexte de campagne électorale y est sans doute pour beaucoup. La justice et son indépendance sont rarement des arguments porteurs dans des élections présidentielles. Peut-être les magistrats ont-ils trouvé ici le prétexte pour relancer un débat qui est loin d’être symbolique.
Laurent : La réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et l’indépendance du parquet se heurtent au blocage politique du Sénat. Il n’y a aucune issue.
Jean-Baptiste Jacquin : Le projet de réforme du Conseil supérieur de la magistrature et l’indépendance du parquet a échoué parce qu’il a été ranimé trop tard. A l’approche de l’échéance de 2017, l’opposition n’a pas voulu « offrir » à François Hollande la réunion du Parlement en Congrès à Versailles. Certains sénateurs de droite, dont Gérard Larcher, le président du Sénat, qui en janvier se disaient encore favorable à cette réforme, la jugeaient en juin non « opportune ». Mais la gauche a sa part de responsabilité dans cet échec. Après le vote en première lecture du projet de réforme à l’Assemblée et au Sénat au printemps 2013, le gouvernement avait tout bonnement abandonné le sujet, estimant les deux versions du texte irréconciliables. Les députés qui ont voté cette année la version votée par le Sénat se sont réveillés trop tard…
Paulfilo : Dans la Ve République, quelle autre légitimité peut avoir l’autorité judiciaire que celle venant de l’exécutif ou du législatif, tous deux résultant d’élections ?
Jean-Baptiste Jacquin : Montesquieu avait défini le principe de séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) qui fonde nos démocraties modernes. La légitimité des juges ne vient effectivement pas d’un mandat électif, mais de leur indépendance et de leur compétence, afin de rendre la justice « au nom du peuple français ». C’est pour cela que la République a investi dans l’une des meilleures écoles de magistrats au monde.
Max Danng : La justice est indépendante. Très bien. Mais les magistrats sont nommés trop souvent en raison de leur « sensibilité » politique. Est-ce un retour sur investissement ?
Jean-Baptiste Jacquin : La question de la nomination des magistrats reste posée. Pour les magistrats du siège (ceux qui jugent), c’est le CSM qui les nomme. Et depuis la réforme constitutionnelle voulue par Nicolas Sarkozy, le CSM n’est plus présidé par le président de la République. Le CSM a fait, depuis, la preuve de son indépendance. Le problème reste pour les magistrats du parquet (ceux qui mènent les enquêtes, engagent les poursuites et requièrent les peines aux procès). Ils sont actuellement nommés par le ministre de la justice sur avis conforme du CSM. C’est-à-dire qu’un avis négatif du CSM est un veto. C’est cette pratique, respectée par les gardes des sceaux successifs depuis 2011, qui pouvait devenir une règle via la réforme constitutionnelle qui a échoué. Mais cette réforme n’allait pas très loin car la chancellerie gardait l’initiative de proposer les noms pour les postes de procureurs ou de procureurs généraux. Dès lors, les risquent de connivence politique existent.
Frtr : Pourquoi toujours ce thème sur l’indépendance plutôt que de faire de l’investigation sur la réalité du fond et de la forme de la justice qui est celle d’un autre temps absolument inadapté aux sociétés d’aujourd’hui ?
Jean-Baptiste Jacquin : L’indépendance résulte du fond et de la forme. C’est pourquoi le premier président de la Cour de cassation avait lancé en début d’année un cri d’alarme sur deux points : une justice qui n’a plus les moyens de bien rendre la justice, des pouvoirs exécutif et législatif qui se défient de l’autorité judiciaire en confiant davantage de pouvoirs aux juridictions administratives. L’épisode de la petite phrase de M. Hollande est d’autant plus fâcheux que la loi Justice du XXIe siècle, votée définitivement hier par l’Assemblée nationale, et le projet de budget 2017 présenté il y a deux semaines par le ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas, allaient tous les deux dans le bon sens, question fond et forme.
Strob : Jean-Jacques Urvoas dit que Hollande respecte les décisions de justice, ne s’en occupe jamais. C’est oublier sa magnifique intervention dans l’affaire Sauvage…
Jean-Baptiste Jacquin : L’affaire Sauvage n’était pas un commentaire sur décision de justice, mais l’exercice d’un droit de grâce (sans doute désuet). François Hollande en a fait un usage partiel, laissant à la justice le soin de décider avant l’heure un éventuel aménagement de peine. Et, la justice a décidé son maintien en détention. Un appel est en cours.
Juge_Thomas : François Hollande ne fait-il pas au fond que relayer (en off) une certaine défiance du peuple français vis-à-vis de la magistrature et du deux poids, deux mesures ? Quand cette défiance concerne les politiques, c’est embêtant certes, mais s’agissant des personnes qui prennent des décisions fondamentales dans la vie d’une personne, d’une famille, d’un salarié ou d’une entreprise, cela paraît inacceptable. Dans beaucoup de pays, la carrière judiciaire n’est pas ouverte dès l’âge de 25 ans comme en France mais constitue souvent le point d’orgue d’une longue et brillante carrière en tant que avocat, professeur de droit, etc.
Jean-Baptiste Jacquin : La défiance existe sans doute. De fait, la justice fonctionne mal. Les critiques sont parfaitement légitimes, et certaines sont parfaitement justifiées. Mais là, le président de la République ne parle pas de problèmes de fonctionnement, mais de problèmes de personnalité des juges… c’est différent. Quant à la magistrature, elle est plus ouverte qu’on ne le croit. La plupart des élèves à l’Ecole nationale de la Magistrature (ENM) sont jeunes, contrairement à ce que vous dites, avec en poche un Master 2 de droit. Mais d’autres professions, notamment les avocats, peuvent après un passage à l’ENM intégrer la magistrature. Ces entrées extérieures représentent désormais environ un tiers des recrutements. Le but étant que la magistrature soit davantage ouverte sur la société.
Loïc : Est-il envisagé de consacrer un véritable pouvoir judiciaire dans la constitution, en lieu et place d’une « autorité » et qu’est-ce que cela changerait en pratique ?
Jean-Baptiste Jacquin : Ce n’est absolument pas à l’ordre du jour. Les garanties en matière d’indépendance de la justice progressent régulièrement depuis trente ans, et pratiquement sous la plupart des gouvernements. Mais cela se fait par petites touches. Il reste encore du chemin… Rappelez-vous quand un garde des sceaux pouvait dessaisir un juge d’instruction qui enquêtait sur le financement du parti politique au pouvoir. N’oublions pas les progrès. Un exemple : le procès de Jérôme Cahuzac pour fraude fiscale s’est tenu en septembre, pendant le quinquennat de François Hollande. Juger l’ex-ministre d’une majorité toujours en place ne s’était jamais vu !