Des habitants de Bangkok, le 13 octobre, près de l’hôpital Siriraj où était soigné le roi Bhumibol. | ATHIT PERAWONGMETHA/REUTERS

L’annonce faite jeudi 13 octobre, peu après la mort du roi Bhumibol Adulyadej, que le prince héritier Maha Vajiralongkorn demandait un « délai » avant de monter sur le trône, résonne peut-être déjà comme un symbole de l’avenir possiblement incertain de la Thaïlande, au lendemain de la disparition d’un souverain qui aura marqué soixante-dix ans de l’histoire de son pays.

Une telle temporisation surprend : Bhumibol, décédé à 88 ans, avait immédiatement succédé à son frère, le roi Ananda Mahidol, tué au palais en 1946 d’un coup de revolver dans des circonstances obscures. Mais jeudi, quelques heures après le décès du monarque, le chef de la junte militaire au pouvoir, le premier ministre Prayuth Chan-ocha, a indiqué, lors d’un discours télévisé, que le successeur désigné « réclamait un peu de temps pour se préparer à monter sur le trône à un moment approprié ». Le général a cependant été sans ambiguïté sur l’identité du futur souverain : en 1972, le roi défunt avait officiellement désigné son fils, le prince Vajiralongkorn, comme son successeur.

C’est le contexte troublé de la Thaïlande qui fait de la mort sans surprise d’un monarque très âgé, et affaibli, un événement majeur : depuis une décennie, le pays est en crise ; des forces politiques adverses le déchirent, « chemises jaunes » ultraroyalistes et conservatrices d’un côté, « chemises rouges » paysannes et prodémocratiques de l’autre ; l’économie est – relativement – en berne depuis que les généraux se sont installés au pouvoir, lors du coup d’Etat de mai 2014, dans le but presque avoué d’assurer une transition royale délicate. Même si le roi de Thaïlande règne mais ne gouverne pas, Bhumibol était une figure majeure, une personnalité unificatrice, un monarque constitutionnel qui n’hésitait pas à sortir de son rôle pour interférer en politique.

La personnalité du prince héritier, play-boy fantasque qui passe son temps dans sa propriété de Munich, tranche avec l’austérité du comportement de son père. On se demande déjà comment ce prince, dont nul ne sait quelle est au juste sa conception du pouvoir et de la politique, ce roi-soldat qui sait piloter des avions de chasse et se pique d’être au fait de la chose militaire, va incarner le royaume à un moment où ce dernier doute de lui-même.

Les clivages entre les campagnes pauvres et partisanes du clan de la famille Shinawatra – dont les deux figures de proue, le frère aîné Thaksin et la sœur Yingluck, sont devenues premiers ministres avant d’être renversées par l’armée – et les élites urbaines, qui tirent leur pouvoir de leur alliance avec le palais et les oligarques, n’ont cessé d’élargir la fracture sociale. Il paraît loin le temps où la Thaïlande, le meilleur ami de Washington dans la région, était portée aux nues pour ses réussites économiques de « tigre » de l’Asie du Sud-est.

Les anciennes générations tenaient Bhumibol dans une estime débridée, permise par un culte constant de sa personnalité. Mais l’aura de la monarchie a quelque peu pâli ces dernières années, surtout chez les jeunes, les intellectuels, les artistes et les paysans les plus démunis : « Mes parents sont tristes, raconte Kesorn, une avocate de 32 ans, mais dans ma génération, même si on l’est aussi, nous ne sommes pas abattus comme eux : Bhumibol était une figure tutélaire que l’on aimait, mais sa disparition s’inscrit dans la logique des choses. Il avait 88 ans, il a régné soixante-dix ans, sa vie a été trop longue et belle pour que cela soit la peine de le pleurer comme certains. »

La fête et les sorties « mises en veilleuse »

Devant le palais royal, jeudi soir, des femmes éclataient en sanglots, gémissant après la communication de la mort de leur idole. Près de l’hôpital où le souverain est décédé après des semaines de quasi-inconscience, certaines groupies priaient bruyamment, affirmant qu’il fallait encore s’adresser au roi dans l’espoir que ce dernier puisse revenir à la vie.

Parce que 90 % des Thaïlandais n’ont jamais connu que ce monarque, dont les portraits étaient omniprésents dans le pays, le futur s’ouvre devant eux, béant, possiblement menaçant. L’annonce du délai dans la succession ne risque pas de rassurer les inquiets, même si c’est en fait la personnalité du futur roi qui peut constituer chez certains une source d’appréhension.

Une période de deuil a commencé jeudi, le premier ministre demandant que soient « mises en veilleuse » toutes les activités liées à la fête et aux sorties. Bangkok, ville-monde mais aussi décadente jusqu’à l’extrême, a déjà obéi : salons de massage aux prestations spéciales et autres maisons de passe ont tiré leurs volets, forçant leurs jeunes pensionnaires à un chômage provisoire.

Bangkok transfigurée par le deuil

Le royaume a accueilli en 2015 quelque 32 millions de touristes, dont 10 millions de Chinois. Une partie de ceux qui vont débarquer à Bangkok dans les jours qui viennent risquent d’être fortement déçus de voir la capitale des plaisirs de l’Asie transfigurée par le deuil. Les affaires s’en ressentiront aussi et, depuis plusieurs jours, après la publication des communiqués du palais sur l’aggravation de l’état de santé du roi, la Bourse avait chuté.

La mort de Bhumibol, même si elle était attendue, ne contribuera pas non plus, loin s’en faut, à ramener le pays sur le chemin de la démocratie. La junte a certes promis l’organisation de prochaines élections fin 2017 après l’approbation par référendum, en août, d’une Constitution critiquée par bien des experts comme réduisant la marge de manœuvre des élus au profit de l’armée. Mais l’expert des questions militaires thaïlandaises Paul Chambers prédit déjà une « intensification de la répression et un possible délai du retour à la démocratie ».