Le logo de l’agrochimiste suisse Syngenta, sur le site des Barges près de Vouvry, le 10 mai 2015 . | FABRICE COFFRINI / AFP

« Je suis venue vous dire par courtoisie que je ne plaiderai pas, mon client n’existe plus », a prévenu d’emblée l’avocate de Syngenta avant de quitter la salle. Le géant de l’agrochimie n’a pas comparu à l’audience du 18 octobre devant le tribunal correctionnel de Paris, dans une affaire d’épandage de semences enrobées d’insecticides neurotoxiques, qui met en cause l’une de ses filiales. C’est une nouvelle occasion manquée, la procureur Aude Le Guilcher l’a reconnu : « Il faut savoir admettre sa défaite. Le ministère public est allé aussi loin qu’il a pu pour faire reconnaître la fraude à la loi. »

Pour échapper aux poursuites, le groupe suisse avait dissous sa filiale Syngenta Seeds Holding dont il était l’unique actionnaire le 21 novembre 2011, cinq jours après avoir appris que celle-ci était renvoyée devant le tribunal correctionnel de Paris. Furieux, les juges parisiens avaient demandé au tribunal de commerce de Versailles de déclarer cette manœuvre frauduleuse et de l’annuler. Ce qui fut fait, mais l’agrochimiste a gagné son procès en appel, en janvier 2016.

C’est ainsi que se tient jusqu’à mercredi 19 octobre une audience où il n’est question que de lui, mais sans lui. Avant qu’elle ne s’évapore opportunément, sa société était sur la sellette pour avoir fait dans les années 2000 épandre dans les champs d’un agriculteur du Lot-et-Garonne des quantités massives de semences périmées ou non conformes. Cette façon de se débarrasser des invendus lui revenait moins cher que de les faire brûler par une cimenterie.

922 tonnes de maïs déclassé

Le problème, c’est qu’une partie était enrobée de pesticides redoutables. En 2002, une plainte avait été déposée par des apiculteurs locaux, à laquelle se sont joints l’Union nationale de l’apiculture française, l’association Que choisir et France Nature Environnement. Après enquête des services de l’Etat chargés de l’environnement, plusieurs perquisitions menées par la gendarmerie, des auditions chez des juges d’instruction successifs, bref, après treize années d’efforts conduisant tous aux mêmes conclusions, il fut décidé de poursuivre Syngenta Seeds Holding pour avoir « fait déposer de façon irrégulière des déchets agrochimiques contentant des substances dangereuses ».

Entre juin 1999 et août 2002 ont été épandues dans la terre pas moins de 922 tonnes de maïs déclassé. Après avoir minimisé, Syngenta a reconnu que 10 % à 15 % étaient imprégnées d’imidaclopride – un pesticide neurotoxique plus connu sous le nom de Gaucho –, et de fipronil qui entre, lui, dans la composition du Régent, sans compter quelques fongicides. Les deux insecticides sont aujourd’hui partiellement ou totalement interdits.

Seul sur le banc des mis en examen de la 31e chambre correctionnelle, l’agriculteur de Verteuil-d’Agenais, Bernard Béteille, dont l’exploitation familiale a effectué les enfouissements commandés par Syngenta. « Voulez-vous vous exprimer ? lui propose la présidente du tribunal, Evelyne Sire-Marin. Parce que des éléments à décharge, je n’en ai pas vraiment trouvé dans le dossier… »

« Quantités faramineuses »

Bredouillant qu’il ignorait la nature exacte de ce qu’il semait – malgré l’indication Gaucho imprimée sur certains sacs –, qu’il faisait confiance à la firme agrochimique, M. Béteille confie qu’avec ces « semis haute densité », selon l’appellation de Syngenta, il produisait de l’engrais « vert » sur ces mêmes parcelles. Et glisse que cette affaire lui a coûté plus que les 70 000 euros qu’elle lui a rapportés.

« J’ai été très étonné par les quantités faramineuses d’insecticides épandues, rapporte Jean-Marc Bonmatin, toxicologue chercheur au CNRS. Un petit millier d’études scientifiques concluent à la dangerosité de ces produits sur les insectes butineurs, même employés à la dose homologuée. Alors là… Parler de semis haute densité à ce propos, c’est comme qualifier un bombardement au napalm d’épandage calorifique ! Le fipronil est près de 6 500 fois plus toxique que le DDT, interdit dans les années 1970, et l’imidaclopride près de 7 300 fois. »

Pendant l’enquête, l’expert, cité comme témoin, a analysé des échantillons des drôles de cultures de M. Béteille à la demande d’un apiculteur de Verteuil-d’Agenais, Maurice Coudoin. Ce lanceur d’alerte est à l’origine des premières révélations. Depuis, il n’a pas manqué une audience. Celle-ci pourtant laisse un net sentiment d’inachevé aux plaignants.

Bernard Fau, qui défend les apiculteurs, a longuement dénoncé « l’utilisation de filiales comme une pratique scandaleuse de gestion du risque industriel ». C’est bien la société mère qui devrait se présenter devant la justice, a-t-il plaidé, en s’appuyant notamment sur un arrêté de la Cour de justice de l’Union européenne. Mais l’avocat ne s’est guère montré optimiste à la fin de la première journée. A moins d’un coup de théâtre, Syngenta n’aura pas à répondre de ses pratiques.