Dans les villages autour de Mossoul le 20 octobre. | Laurence Geai pour "Le Monde"

Jusqu’où montera la vague ? Au cinquième jour de la bataille de Mossoul, vendredi 21 octobre, quelques milliers de civils avaient fui les villages, les hameaux que les forces armées irakiennes et les peshmergas kurdes reprennent, un à un, lentement, autour de la ville. Lorsque les assaillants atteindront les portes de la capitale irakienne de l’organisation Etat islamique (EI), une crise humanitaire d’une ampleur considérable est à craindre. Mossoul compte entre 1,2 et 1,5 million de civils. Combien seront-ils à demeurer pris dans les combats ? Combien fuiront la ville ?

De leur sort dépend l’avenir de l’EI dans le nord de l’Irak – bien plus que de la prise du quartier général des djihadistes, programmée de longue date. L’EI a assis son pouvoir, depuis juin 2014, sur le ressentiment de la population sunnite vis-à-vis de l’Etat central, dominé par les partis chiites, et vis-à-vis des forces armées, perçues comme confessionnelles. Si la chute de Mossoul répète le précédent traumatique de Fallouja, reprise en juin, l’insurrection djihadiste aura encore de beaux jours devant elle.

  • Une ville coupée du monde

Depuis des mois, très peu ou pas de médicaments ont pu entrer dans Mossoul, malgré un siège seulement partiel, note Lise Grande, la responsable des affaires humanitaires des Nations unies en Irak. Les prix des aliments de base ont dramatiquement augmenté dans les dernières semaines, forçant les familles les plus pauvres à se nourrir, au mieux, une fois par jour, souvent tous les quelques jours.

Des habitants ayant récemment quitté la ville ont témoigné qu’il était encore possible, il y a quelques semaines, d’acheter son passage pour l’équivalent de 1 400 à 1 800 euros. A l’approche de l’assaut ce prix a pu atteindre 9 000 euros – une fortune –, avant que l’EI n’autorise plus la moindre sortie.

De source de renseignement des forces armées irakiennes, le groupe a par ailleurs accru son contrôle sur les communications par téléphone et Internet, coupées en ville. La population n’a que peu – très peu – d’informations sur l’assaut qu’elle va subir.

  • Une tragique impréparation

L’armée irakienne a largué des tracs enjoignant les habitants de ne pas fuir à travers les zones de combats actives et les champs de mines de l’EI, mais de rester chez eux. Elle prépare des routes d’évacuation, qui sont tenues secrètes. En mai et juin, durant la bataille de Fallouja, ces routes avaient été rendues publiques, ce qui avait permis aux djihadistes d’exécuter de nombreux fuyards.

Les Nations unies estiment qu’un million de personnes pourraient s’échapper de la ville, dans le pire scénario. Elles comptent sur un afflux de 100 000 à 200 000 personnes, dans les premières semaines après que les forces irakiennes auront atteint les portes de Mossoul. L’ONU estime que l’EI pourrait par ailleurs pousser des dizaines de milliers de civils vers les lignes de front, afin d’empêcher la progression de l’armée.

Aucune organisation ne peut maîtriser un tel afflux, selon Lise Grande, moins encore dans de telles conditions d’urgence. La préparation des humanitaires a commencé en février, mais elle n’a pu s’engager réellement qu’une fois le plan de bataille militaire arrêté, il y a une dizaine de jours.

Ce dernier est le fruit d’un compromis, lent à naître et provisoire, entre les forces irakiennes, les peshmergas kurdes et leur allié turc, les milices chiites et le ministère de l’intérieur dont elles sont proches, ainsi que des forces sunnites locales et rivales et la coalition internationale emmenée par les Etats-Unis.

  • Les milices chiites écartées

Les humanitaires sont aujourd’hui prêts à accueillir environ 60 000 personnes, et espèrent pouvoir augmenter ces capacités à 300 000. A Fallouja, l’identification de combattants potentiels parmi les civils, puis le transfert vers des camps aux capacités insuffisantes avait été une catastrophe, menée sans préparation par cinq autorités différentes et notamment par les milices chiites. Celles-ci se sont rendues coupables d’exécutions sommaires et de graves exactions.

« Cela a été un traumatisme pour les sunnites de l’Anbar [la grande région du sud-est irakien], et Bagdad ne peut pas le répéter à Mossoul », sans nourrir l’insurrection djihadistes pour des années à venir, note un diplomate occidental.

Les milices et la police fédérale se sont vues interdire, selon le plan de bataille annoncé, de participer à l’assaut sur la ville. Il n’est pas certain qu’elles obtempèrent, mais le gouvernement leur a concédé la prise de deux localités de la région : Tal Afar, au nord ouest, et Hawija au sud.

La première, enclave turkmène qui fut un temps peuplée de chiites et de sunnites, a donné à l’EI un grand de ses cadres. La seconde a vu sa population chiite chassée ou éliminée par l’EI lorsque le groupe s’est emparé de la région, en juin 2014. « Là-bas, on s’attend à ce que toute la ville fuie à l’approche des milices, qui ne les protégeront pas. Les miliciens s’en moquent : ces habitants sont des sunnites qui ont soutenu ouvertement Daech [acronyme arabe de l’EI], ils les haïssent », annoncent le diplomate occidental.

  • Trois millions de déplacés

Les déplacés de Mossoul rejoindront la cohorte des sunnites chassés de chez eux par la reconquête des terres de l’EI. Le pays compte 3,3 millions de déplacés internes irakiens, gérés par un ministère à la nullité reconnue, et aidés par des projets des Nations unies sous-financés.

Leur retour n’est pas chose aisée : les autorités cherchent à ne pas répéter le précédent de Ramadi, reprise à l’EI en décembre 2015 au prix d’un rasage de la ville par les bombes de la coalition et les mines laissées derrière elle par l’EI. Le coût immense d’une telle reconstruction paraît insoutenable à l’échelle de Mossoul, la deuxième ville d’Irak.

L’Etat aura à imposer une autorité locale crédible. Bagdad envisage de nommer un gouverneur militaire pour quelques mois, avec pour mission de nettoyer les éléments de l’EI qui harcèleront la ville perdue, et d’organiser les premiers retours des habitants.

Les Etats-Unis et leurs alliés britanniques au sein de la coalition envisagent la formation d’un conseil politique, au sein duquel pourraient s’affronter – au risque de la paralysie – les figures sunnites locales qui rivalisent pour le pouvoir, avec le soutien de Bagdad pour les unes, des Kurdes et de leur allié turc pour les autres.