Fronde des policiers : « C’est nous qu’on verrouille, c’est à nous qu’on met les menottes »
Fronde des policiers : « C’est nous qu’on verrouille, c’est à nous qu’on met les menottes »
Par Richard Schittly (Lyon, correspondant), Luc Leroux (Marseille, correspondant)
Une semaine après le début du mouvement de colère des policiers, la pression ne retombe pas. Paroles de policiers à Marseille et de syndicalistes policiers à Lyon.
Les manifestations de policiers se sont poursuivies les 22 et 23 octobre dans toute la France. | THOMAS SAMSON / AFP
A Marseille, les policiers ont pris le rythme : rassemblement des équipages de jour à 14 heures, parfois sur les marches du palais de justice pour y entonner la Marseillaise, et regroupement des effectifs de nuit à 23 heures sur le Vieux-Port. Deux rendez-vous pour dénoncer une hiérarchie qui « les empêche de travailler », une justice « beaucoup trop laxiste », des syndicats « cul et chemise avec le gouvernement », mais surtout une absence de reconnaissance et de considération, même si les cortèges qui défilent toutes sirènes hurlantes sont la plupart du temps applaudis par les Marseillais. « Dans ce mouvement, explique l’un des manifestants, les moyens c’est secondaire, il faut retrouver les valeurs policières qui sont aujourd’hui bafouées. »
En civil, un jeune fonctionnaire d’une brigade anticriminalité déplore la lourdeur procédurale :
« Quand on interpelle un gars en flagrant délit, il faut, le lendemain, retourner au service pour une confrontation avec le gars qui nie les faits, cette fois avec son avocat, pour confirmer notre procès-verbal devant un officier de police judiciaire. C’est clairement une mise en cause de nos PV qui ne suffisent plus. Mais alors ça sert à quoi qu’on les rédige ? »
« Si on est en congés, qu’on n’assiste pas à la confrontation, le gars est relâché à la demande du parquet », explique ce jeune policier. « Lors de cette confrontation, les délinquants obtiennent le nom des fonctionnaires qui les ont interpellés, poursuit un autre policier. L’autre jour, j’avais mon nom tagué sur un mur de la cité. »
Un métier décrit comme infaisable
« La procédure, l’empilage de mesures entravent notre travail. C’est nous qu’on verrouille, c’est à nous qu’on met les menottes », s’emporte un policier chargé d’enquêter sur les trafics de stupéfiants dans les cités marseillaises et de les démanteler. « La présence de l’avocat en garde à vue a changé beaucoup de choses. Avant, un gars pouvait nous donner un tuyau pour serrer un plus gros poisson. On en parlait au juge qui prenait ça en compte. Maintenant, avec les avocats, les gars ne nous parlent plus. » Le « laxisme total de la justice » est dans toutes les bouches. Tous les manifestants racontent les mêmes histoires de délinquants arrêtés la veille qu’ils retrouvent deux jours plus tard sur le terrain.
Consignes absurdes, limitations légales, tous décrivent un métier infaisable. « On intervient sur un plan “stups” dans une tour. Les gars bloquent l’entrée avec des barrières de chariots pour nous retarder. Ils vont se réfugier dans un appartement. Eh bien, comme on ne peut rentrer chez personne, on les perd. Mais ce serait une telle atteinte aux libertés individuelles ! », ironise un policier, « ravi de n’avoir plus que trois mois à faire avant la retraite ».
Interdiction de contrôler une femme en burqa, « car c’est nous qui causerions un trouble à l’ordre public » ; interdiction de poursuivre les voitures dans les cités chaudes, « car ce serait de la provocation » ; interdiction de « chasser » un véhicule qui refuse d’obtempérer, car il y aurait un risque d’accident.
Tous dénoncent par ailleurs une hiérarchie « déconnectée » et « qu’on gave de primes en fonction des résultats ». L’un d’eux confirme : « Un chef nous dit parfois : “Il me manque quatre gardes à vue pour avoir ma prime, allez les gars !” On n’est plus que dans le quantitatif. »
Les policiers dénoncent une hiérarchie « déconnectée » et « qu’on gave de primes en fonction des résultats ». | ERIC CABANIS / AFP
Réuni dimanche midi sur le Vieux-Port, où les familles ont pris part au rassemblement, un groupe de jeunes fonctionnaires chargés de la sécurisation sur l’ensemble de la ville pointe « le problème des mineurs ». « On les entend dire lorsqu’ils sont convoqués par le juge des enfants : “On va chez maman.” Il n’y a qu’avec des sanctions fortes qu’on aura une police crainte et donc respectée. » Selon ces policiers, qui dénoncent l’inutilité des mesures éducatives, « les mineurs sont endurcis. Ils ne nous craignent plus, ni d’aller en prison. »
« Certains ont trop fréquenté les salons parisiens »
Ras le bol de « faire la carrière des patrons », ras-le-bol aussi des « syndicats politisés et vendus à l’administration ». « J’ai encore vu Delage [secrétaire général du syndicat Alliance] hier soir à la télé, peste un policier. Dans toute sa carrière, il a fait zéro minute de voie publique, gagne plus de 3 000 euros et ne prend aucun risque. »
Même son de cloche chez leurs collègues de Lyon, 300 kilomètres plus au nord. « La perte de crédibilité des syndicats, c’est une source du problème, certains ont trop fréquenté les salons parisiens », assène un officier lyonnais en poste dans un service d’enquête.
Face à ces mises en cause, les représentants syndicaux tentent de se défendre – et de reprendre la main sur le mouvement. « Je n’ai pas l’impression d’aller dans les salons, on assume nos responsabilités à fond, j’ai l’impression d’être tous les jours au contact de la base », assure à Lyon Thierry Clair, secrétaire national province outre-mer d’UNSA-Police.
Pour Pierre Tholly, secrétaire régional Auvergne-Rhône-Alpes d’Alliance police nationale, « la critique des syndicats est injuste et exagérée, mais je la comprends parce que c’est la colère qui l’emporte. » « Nous portons les principaux problèmes depuis des mois. Nous ne sommes pas déconnectés », assure le syndicaliste lyonnais.
Selon lui, les syndicats sont eux-mêmes victimes d’un déni d’écoute : « Les instances gouvernementales ne nous écoutent plus. » « Bien sûr, on peut se remettre en cause, mais l’administration a pris l’habitude de ne pas nous écouter », approuve Thierry Clair.
« Une perte de sens »
Les représentants syndicaux préfèrent pointer, à leur tour, les raisons du ras-le-bol. « Une grande fatigue s’accumule depuis un an et demi. Les forces de police sont surutilisées. Les attentats, les manifestations, l’Euro, les événements s’enchaînent et on ne voit pas beaucoup de reconnaissance en retour », estime Pierre Tholly.
« Toutes les frustrations emmagasinées depuis des années remontent à la surface. Le mal des banlieues, ça fait vingt ans que ça dure, rien ne change, alors les policiers se demandent à quoi ils servent, ils ressentent une perte de sens de leur métier », ajoute Thierry Clair.
Autre motif de malaise, l’insécurité juridique et administrative. Les policiers se sentent sur la sellette. Leur hiérarchie, l’administration, la justice, les médias : ils vivent une défiance généralisée. « Dès qu’ils font une erreur, dès qu’ils sont mis en cause, les fonctionnaires de police doivent s’expliquer, faire des rapports, se justifier. Ils ressentent un profond décalage entre eux et les voyous qu’ils arrêtent, qui eux, s’abritent derrière des procédures complexes », avance Thierry Clair.
Les manifestations n’empêchent pas le travail. Vendredi soir, sur le Vieux-Port, les manifestants ont subitement interrompu le dialogue avec les journalistes pour démarrer en trombe. Un double règlement de comptes venait d’avoir lieu.