Essai clinique mortel de Rennes : la toxicité de la molécule en cause
Essai clinique mortel de Rennes : la toxicité de la molécule en cause
Par Paul Benkimoun
L’équipe du CHU de Rennes rend publique les données médicales de quatre participants aux essais de Biotrial, dont celui décédé en janvier.
Le laboratoire Biotrial, à Rennes. | LOIC VENANCE / AFP
Que s’est-il passé le 10 janvier et les jours suivants, à Rennes, pour qu’un volontaire participant à l’essai clinique d’une nouvelle molécule décède et que plusieurs autres présentent de graves troubles neurologiques ?
Une partie des faits, qui font l’objet d’une instruction judiciaire, a été rendue publique. Cependant, l’article que l’équipe du centre hospitalier universitaire (CHU) de Rennes, responsable de la prise en charge de ces patients, publie dans le New England Journal of Medicine du jeudi 3 novembre, fournit un compte rendu médical qui éclaire mieux ce drame.
Ce sont bien les effets toxiques sur le cerveau de la molécule testée, liés à son accumulation, qui sont en cause, sans pour autant que le mécanisme soit totalement élucidé. Le professeur Gilles Edan, chef du service de neurologie du CHU de Rennes, et ses collègues ont obtenu le consentement de trois participants et de la famille de celui qui est décédé pour cette publication de leurs données médicales.
Menée à Rennes par le centre d’essais cliniques Biotrial, pour le compte du laboratoire portugais Bial, l’étude visait à tester pour la première fois chez l’homme une molécule, le BIA 10-2474, visant à augmenter les taux de cannabinoïdes produits naturellement dans l’organisme, afin de renforcer leur action analgésique et anti-inflammatoire. L’essai avait fait l’objet au préalable de tests sur quatre espèces animales pour évaluer sa toxicité et les doses de produit auxquelles elle apparaissait.
Taches flottant dans le champ visuel
Les indications potentielles du BIA 10-2474 étaient particulièrement larges puisque dans le dossier de recrutement de volontaires étaient listées « différentes affections médicales allant des troubles de l’anxiété à des troubles moteurs de la maladie de Parkinson mais également dans le traitement des douleurs chroniques de la sclérose en plaques, au cancer à l’hypertension ou encore dans le traitement de l’obésité… » Ces premiers tests chez l’homme avaient pour objectif principal d’évaluer la sécurité d’emploi et la tolérance de l’administration par voie orale du produit.
Dans un premier temps, 84 volontaires sains ont reçu des doses uniques ou répétées, mais toujours croissantes de BIA 10-2474. Puis, sur un groupe de huit volontaires, deux ont pris une substance dépourvue d’activité pharmacologique, afin de servir de comparateurs pour les effets observés chez les six autres participants. Ces derniers recevaient une dose de 50 mg/J de BIA 10-2474 le matin entre 8 heures et 8 h 45. L’article de l’équipe du CHU de Rennes fait état des données médicales de quatre des six volontaires ayant absorbé le BIA 10-2474.
Cette partie de l’essai a débuté le 6 janvier. Au cinquième jour, le 10 janvier à 11 heures, le « patient 1 », dont l’identité, Guillaume Molinet, a été rendue publique, âgé de 49 ans, se plaint de voir trouble et d’avoir des taches flottant dans son champ visuel. Ces symptômes sont alors d’intensité modérée, précise l’article. A 15 h 30, le patient 1 fait état d’un mal de tête, là encore modéré. Puis, surviennent des troubles de la marche et une perturbation de l’élocution. Il est conduit aux urgences du CHU de Rennes à 20 h 50.
Le médecin qui l’examine note des anomalies modérées du mouvement des membres supérieurs et inférieurs, plus marquées du côté gauche, ainsi qu’une difficulté à bien articuler comme on en voit dans les atteintes du cervelet et des mouvements oculaires anormaux.
Le patient est conscient et la recherche d’autres symptômes neurologiques négative. Sa température, son rythme cardiaque, sa pression artérielle sont normaux et il est bien oxygéné. Le scanner cérébral (avec visualisation des vaisseaux) est initialement considéré comme normal. Rétrospectivement, un réexamen décèlera une « discrète anomalie pas très spécifique », note le professeur Edan. Une dose de 160 mg d’aspirine est administrée en tablant sur l’hypothèse d’un petit caillot sanguin (l’aspirine possède des propriétés anticoagulantes).
Le lendemain matin, à 7 h 45, le patient devient brusquement confus et agité, les troubles du mouvement des membres sont majorés, accompagnés d’un tremblement, et l’homme ne parvient pas à s’asseoir dans son lit.
Multiples micro-hémorragies
Une IRM du cerveau est pratiquée qui montre des anomalies là encore non spécifiques dans le pont ou protubérance – qui forme dans l’encéphale une sorte de relais entre le cerveau et le cervelet – et l’hippocampe (deux structures symétriques impliquées dans la mémoire).
Ces anomalies étaient accompagnées de multiples micro-hémorragies dans la même zone, qui traduisent la sévérité des lésions du tissu cérébral. L’état du patient 1 continue à se dégrader. Il devient inconscient et les médecins le placent sous respiration assistée. Sa température est à 38,2° et les résultats d’une ponction lombaire font évoquer l’hypothèse d’une pathologie bactérienne ou virale. Un traitement anti-infectieux est mis en place dans l’attente d’analyses complémentaires.
Les lésions s’étendent les jours suivants et le 13 janvier, sept jours après avoir commencé à prendre 50 mg de BIA-10-2474 par jour, le patient 1 est déclaré en état de mort cérébrale.
Le 12 janvier, un second volontaire du même groupe, le patient 2 avait commencé à avoir des troubles de la mémoire récente. Il est transféré des locaux de Biotrial aux urgences du CHU de Rennes et se plaint de maux de tête. L’IRM révèle des lésions localisées aux mêmes endroits du cerveau que pour le patient 1. Le jour suivant, alors qu’il présente à son tour des troubles du mouvement de membres et de l’élocution, des micro-hémorragies sont visibles à l’IRM. Le 13 janvier un autre participant à l’essai, le patient 3, est atteint des mêmes symptômes et est transporté aux urgences du CHU de Rennes. Les patients 2 et 3 ont reçu un traitement anti-inflammatoire avec des corticoïdes à haute dose et leur état s’est nettement amélioré.
Le quatrième patient (« patient 4 ») dont les données médicales sont publiées n’a éprouvé aucun symptôme. Les IRM pratiquées les 13 et 15 janvier sont normales à l’exception d’une malformation au niveau du tronc cérébral sans manifestations cliniques.
« Un tableau rare »
« L’analyse conjointe de l’ensemble des séquences aboutit à une signature univoque, avec les mêmes localisations bilatérales et symétriques chez les trois patients 1, 2 et 3, avec une sévérité variable. Cela n’évoque ni un processus ischémique artériel ni immunologique mais un effet toxique direct sur des cibles précises non clairement identifiées », estime le professeur Edan.
Son analyse est partagée par le professeur Didier Dormont, chef du service de neuroradiologie de La Pitié Salpêtrière : « Les images d’IRM publiées ne ressemblent à rien que l’on ait déjà vu. Elles constituent un tableau rare, très stéréotypé, avec les mêmes lésions chez les patients, qui vont s’étendre et se généraliser chez le patient qui est décédé. Elles ont une localisation commune, la protubérance et les deux hippocampes. »
Pour le neuroradiologue, « la localisation de ces lésions correspond bien aux symptômes dont se sont plaints ces patients : les troubles des mouvements et de l’élocution qui font partie du syndrome cérébelleux présent chez trois des quatre patients sont explicables par l’atteinte de la protubérance même en l’absence d’atteinte du cervelet, et l’amnésie constatée chez deux patients est cohérente avec les signes au niveau des hippocampes. »
Le professeur Didier Dormont estime que « l’atteinte bilatérale relativement symétrique est très évocatrice d’une toxicité de la molécule plutôt que d’un accident vasculaire cérébral. La relation de cause à effet paraît assez évidente même si le mécanisme est encore inconnu. Ce qui étonne, c’est la gravité incroyable des signes apparus avec l’administration d’une dose de 50 mg/J, par rapport à une dose de 20 mg/J. »
Dans son article, l’équipe du CHU de Rennes précise qu’elle n’a pas eu accès aux données de l’autopsie pratiquée sur le volontaire décédé, car elles ont été versées au dossier de l’instruction judiciaire en cours. Elles devraient apporter de nouveaux éclaircissements sur ce drame sans précédent au cours d’un essai clinique en France.