Toutes causes confondues, le tabac a tué cent millions de personnes au XXe siècle, évalue l’Organisation mondiale de la santé. | SEBASTIEN BOZON / AFP

Alors que les autorités sanitaires viennent de lancer, début novembre, l’opération Moi(s) sans tabac, une vaste campagne de lutte contre le tabagisme, voilà un nouvel argument qui pourrait finir de convaincre ceux qui hésitent encore à arrêter la cigarette.

Fumer un paquet par jour entraîne l’apparition d’en moyenne 150 mutations par an dans chaque cellule pulmonaire, selon une étude internationale publiée dans la revue Science datée du 4 novembre. Un chiffre frappant qui permet de mieux comprendre le risque élevé qu’ont les adeptes de la cigarette de développer un cancer bronchique au cours de leur vie, quand s’accumulent ces mutations.

Les cellules bronchiques ne sont bien sûr pas les seules affectées. Pour cette même consommation d’un paquet quotidien, le nombre de mutations annuelles induites par le tabac est de l’ordre de 97 dans les cellules du larynx, 39 dans celles du pharynx, 23 dans la cavité buccale, 18 dans la vessie et 6 dans le foie, estime Ludmil Alexandrov, de l’université de Los Alamos, aux Etats-Unis, premier auteur de l’article et ses collègues.

A l’échelle clinique et de santé publique, les effets cancérigènes du tabac sont établis de longue date. Considéré comme la première cause évitable de cancers, il est associé à 17 localisations tumorales : poumon, bouche, larynx, pharynx, œsophage, foie, pancréas, sein…

Toutes causes confondues, ce toxique a tué cent millions de personnes au XXe siècle, évalue l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Et si le monde continue sur cette lancée, le bilan pourrait s’élever à un milliard de victimes au XXIe siècle, craint l’Organisation onusienne.

Etude des altérations génétiques et épigénétiques

Mais à l’échelle moléculaire, les mécanismes de la toxicité du tabac restaient jusqu’ici plus mystérieux. Comment les milliers de composants chimiques de la fumée, dont soixante à soixante-dix sont des cancérigènes connus, créent-ils des anomalies de l’ADN qui vont finir par engendrer des cancers ? Pour élucider ces processus, les auteurs de l’article de Science ont analysé les différentes altérations génétiques et épigénétiques (non codées dans l’ADN) présentes dans des génomes de tumeurs.

Au total, quelque 5 243 génomes ont été étudiés, représentant treize localisations de cancers potentiellement favorisés par le tabagisme. Ludmil Alexandrov et ses coauteurs (issus de prestigieux centres de recherche en génomique, tels le centre Sanger, au Royaume-Uni) ont comparé les atteintes de l’ADN – substitution de bases, délétions, etc. – dans des tumeurs diagnostiquées chez des fumeurs et des non-fumeurs. Cette approche dite d’« archéologie moléculaire » permet de reconstituer les événements qui ont conduit au développement de cellules cancéreuses.

Dans cette nouvelle étude, ils ont globalement mis en évidence un taux bien plus élevé de mutations dans les tumeurs des sujets fumeurs que dans celles des non-fumeurs. | JEAN-SEBASTIEN EVRARD / AFP

Lors de travaux précédents sur des génomes tumoraux, ces chercheurs avaient établi un catalogue d’une trentaine de « signatures mutationnelles », combinaisons de mutations retrouvées plus fréquemment dans certaines localisations cancéreuses.

Dans cette nouvelle étude, ils ont globalement mis en évidence un taux bien plus élevé de mutations dans les tumeurs des sujets fumeurs que dans celles des non-fumeurs. Surtout, ils ont pu identifier plusieurs signatures associées au tabac. L’une quasi spécifique semble jouer un rôle très important dans la cancérogénèse associée à ce toxique. Cette signature – une combinaison de mutations dite « 4 » – était présente en grande quantité chez la plupart des fumeurs avec un adénocarcinome bronchique (le seul type de cancers du poumon qui existe aussi chez des non-fumeurs) ou un cancer du larynx, alors qu’elle était rarement retrouvée dans des tumeurs équivalentes chez des non-fumeurs.

Cette signature a aussi été repérée, en nombre moins élevé, dans des tumeurs de fumeurs localisées au niveau d’organes exposés directement à la fumée, comme la cavité buccale, le pharynx et l’œsophage.

Les mutations induites par les cigarettes

Ayant eu accès aux données de consommation des patients fumeurs (nombre de paquets par jour et durée du tabagisme), les chercheurs ont pu calculer pour chaque type de tumeur le nombre de mutations induites par les cigarettes. C’est ainsi qu’ils ont estimé qu’un individu fumant tous les jours un paquet accumule chaque année 150 mutations sur ces cellules pulmonaires, 97 sur celles du larynx… En revanche, l’étude d’altérations épigénétiques (méthylation de l’ADN) a relevé peu de différences entre les tumeurs des fumeurs et celles des non-fumeurs.

« Cette étude nous montre que regarder dans l’ADN des tumeurs peut amener de nouvelles pistes pour élucider la façon dont elles se développent, et potentiellement trouver des moyens de les prévenir », résume dans un communiqué de presse Mike Stratton, dernier auteur de l’étude (centre Sanger, Royaume-Uni).

« Jusqu’à présent, le séquençage des tumeurs a été utilisé principalement pour les décrire. Ce qui est original dans ce travail, c’est de recourir à ces techniques pour comprendre la cancérogénèse », commente le professeur Christophe Letourneau (Institut Curie). Ce cancérologue souligne toutefois que les mutations ne sont qu’un des mécanismes conduisant à des cellules tumorales.

Il existe d’autres facteurs, que n’ont pas pris en compte les auteurs de l’étude de Science, ajoute-t-il : défaut de réparation de l’ADN, échappement à l’immunosurveillance, développement de l’angiogénèse. « Des mutations surviennent en permanence dans nos cellules, y compris en l’absence de facteur de risque, mais on peut imaginer qu’avec le niveau décrit ici, notamment pour les cellules bronchiques, les systèmes de régulation sont débordés », conclut M. Letourneau.

Pour le professeur Fabien Calvo (Institut Gustave-Roussy, Villejuif), cette étude s’inscrit dans l’approche actuelle de recherche de signatures moléculaires des cancers, pour déterminer leurs causes. Une démarche qui a déjà porté ses fruits pour certaines tumeurs du foie et du rein, liées à des toxines d’origine infectieuse.

« Cette publication est un beau travail, qui permet d’expliquer les effets délétères du tabac sur les cellules épithéliales, au niveau des poumons et des voies aérodigestives, insiste M. Calvo. Surtout, ces résultats démontrent qu’en matière de tabagisme il n’y a pas de seuil de danger : dès que l’on fume, on s’expose à un risque accru de cancer. »