Décris-ravage. Premier épisode : Décrire l’Égypte, ravager la Palestine, d’Adeline Rosenstein et Alex Baladi, éditions Atrabile, 72 pages, 15 euros

Le titre fait penser à un vers extrait d’un poème de La Diane française d’Aragon, qu’Adeline Rosenstein, à l’origine de Décris-ravage, glisse au passage : Et quand il croit serrer son bonheur il le broie. Dans l’album, comme dans la pièce de théâtre dont il est issu, le principe est le même, reposant sur « l’action d’endommager une chose en la décrivant ». Si le terme implique d’emblée une confrontation, c’est qu’il découle de la volonté de donner à voir autrement les disputes qui ont conduit à la création d’Israël et au conflit israélo-palestinien. De la même façon qu’on lutterait contre des idées reçues, Adeline Rosenstein au scénario et Alex Baladi au dessin dénoncent le pouvoir et la portée des « images reçues » qui ont émaillé des siècles d’Histoire et de relations géopolitiques et entre les peuples, jusqu’à aujourd’hui.

C’est un projet au long cours, qui a nécessité un important travail de documentation historique, artistique et littéraire, pour tenter de modifier l’angle d’approche d’une question épineuse, dite de Palestine. De l’aveu d’Adeline Rosenstein, dramaturge, comédienne et traductrice d’origine allemande, il est né de ce constat pour le moins accablant : « Alors que se déroulait, à Gaza, ce que l’on a appelé ”l’Opération Plomb durci” et les bombardements de 2008-2009, se souvient-elle, j’ai redécouvert à quel point, autour de moi, les milieux artistiques un peu politisés – et donc a priori sensibilisés à cette question – s’en foutaient, ou plutôt à quel point ils préféraient fermer les yeux devant un problème qu’ils jugeaient bien trop compliqué. Je me suis alors dit qu’il fallait trouver une autre façon de raconter cette histoire, en reprenant tout depuis le début et en mettant en avant la position des artistes européens. »

Le résultat des différents entretiens et consultations d’archives a conduit l’auteure à la création d’une pièce de théâtre documentaire en six épisodes, intitulée Décris-ravage. Cette expression regroupant deux injonctions peut étonner. Le titre colle deux verbes qui semblent en effet antinomiques, le premier faisant état d’une création, le second d’une destruction. Leurs racines latines permettent néanmoins de souligner un élan commun, scribere impliquant déjà une idée de « rayer » une page avec une pointe, voire de « creuser » en gravant, le rapprochant du saisissement soudain que sous-entend rapire, « ravager ».

Cette action violente sert à convoquer deux cents ans d’histoire coloniale, depuis les conquêtes napoléoniennes jusqu’au contexte de la création d’Israël. Mais Adeline Rosenstein fait le choix de n’utiliser sur ses planches de théâtre aucune image directement référentielle (les remplaçant par des gesticulations et des boulettes de papier mouillé et projeté contre des cloisons mobiles) qui abolirait le concret et entretiendrait selon elle un certain mensonge, « figeant une histoire soit dans la violence, soit dans l’exotisme, soit dans un passé lointain ou encore dans l’orientalisme ou l’esthétisation biblique ».

C’est précisément cette lutte contre les « images reçues » qui a intéressé Alex Baladi pour l’adaptation de la pièce en album. Leur travail commun pour Décris-ravage, qui fait suite à une première collaboration parue dans la revue Mon Lapin (L’Association, n°2, octobre 2013) autour du même sujet, se fonde sur une mise en abyme de l’image. L’album prolonge ainsi cette réflexion autour de l’image, ce que permet tout particulièrement la bande dessinée, car l’« on peut justement répondre aux ravages créés par les images par d’autres images », insiste Baladi. Son style habituel, minimal, est un noir et blanc qui privilégie les motifs et l’abstraction plutôt que la figuration. Il ne cesse de creuser les potentialités de l’image, en la déformant, la raturant, voire en la déconstruisant.

Et les moyens de détourner l’image sont nombreux, comme dans ce premier épisode qui s’inspire des campagnes égyptiennes et syriennes de Napoléon et des croquis de voyages réalisés par Dominique Vivant-Denon, qui a mis plume et pinceau au service de Bonaparte. Le dessin du peintre s’attache à décrire l’expédition, mais occulte volontairement le dessous – le derrière – des images. Vivant-Denon, tournant le dos aux scènes de bataille et dressant un portrait glorieux de Napoléon, barre dans sa description les ravages, les dégâts et l’horreur, tout ce qui s’est déroulé hors cadre. Dans l’album, Baladi reprend le crayon du peintre officiel et d’autres, commence à tracer leurs lignes et à figurer leurs motifs et paysages avant de finalement jeter leurs croquis à la poubelle.

Autre exemple au centre de l’album, suite à un dialogue fracassant entre l’Europe et son « homme malade » qu’est l’Empire ottoman, plusieurs planches illustrent la déconstruction de la conquête de l’Ouest. « J’ai dessiné des pages d’une vieille bande dessinée qui n’a jamais existé en m’inspirant de textes de l’écrivain Karl May, explique Baladi, tout en réinterprétant graphiquement des cases puisées chez différents auteurs américains ou européens des années 1940 à 1960. L’idée était de montrer une bande dessinée censée être favorable aux Indiens mais qui se révèle être raciste. »

Au-delà du travail autour de la question de l’image, Adeline Rosenstein et Baladi proposent ainsi une réflexion nourrie sur ce qu’est un événement. Par analogie, les ravages historiques soulignés dans la pièce trouvent une traduction dans l’album via des planches biffées et des gribouillis, des dessins vides pour suggérer des déserts et des silences, ou encore des nuages pour évoquer des batailles et les scènes que l’on a refoulées loin de nos consciences.

Déconstruisant l’image, ils déconstruisent les mythes, exactement comme, écrivent-ils au détour d’une case, « un homme ayant ouvert un vieil album de son enfance est soudain expulsé de sa rêverie » et s’en trouve de fait ébranlé. Cette rupture, qui pourrait s’assimiler à une quête d’authenticité, témoigne d’une volonté d’ouverture qu’exige une prise de conscience collective.

« Quand on vit dans des sociétés qui occultent une partie de leur histoire, conclut Adeline Rosenstein, comme c’est le cas avec l’histoire coloniale, la question est la suivante : peut-on parler de déni ? Est-ce que les gens nient activement ou ne sont-ils pas plutôt porteurs involontaires d’une histoire qui a fait l’impasse sur un tas de choses ? Nous maintenons cette croyance très forte de que ces événements n’ont plus de conséquences dans nos vies actuelles. Or, il suffit parfois d’ouvrir la porte à d’autres témoignages manifestant une curiosité et un désir de vivre ensemble pour sortir de ce déni. »

Lire également la chronique de Mathias Enard sur Décris-ravage dans Le Monde des livres du 7 octobre.