Un épicier d’Olposmoru raccordé au mini-réseau de PowerGen. | Matteo Maillard

Une clé de nuque brutale, suivie du coup de la corde à linge et d’une projection hors du ring. Les deux catcheurs américains huileux aux dos maçonnés s’invectivent l’œil torve. Leurs silhouettes vibrent un peu. La connexion n’est pas très bonne. Ce qui ne perturbe aucunement la dizaine de Masai regroupés devant la télévision du Meka Hotel. Certains portent la shuka, cape rouge traditionnelle, et le poignard au côté, d’autres des habits occidentaux satinés de poussière. Tous observent avec attention cet étrange spectacle, parfois avec ravissement, lâchant quelques rires, parfois avec circonspection. Ils attendent avec impatience le journal de 19 heures. D’autres Américains débarquent dans un clip de rap, puis de blonds mannequins filiformes défilent au rythme d’une musique électro. Les regards sont hypnotisés. Ce qui n’empêche pas le patron de cette cantine minuscule de zapper encore et encore avec une fierté non dissimulée.

Présentation de notre série : Traversée d’une Afrique bientôt électrique

Il faut dire qu’il y a matière à orgueil. Le Meka Hotel était, il y a près d’une année, le premier restaurant à recevoir l’électricité et le bouquet satellite dans tout le village d’Olposmoru. Mille âmes aux confins de la sublime réserve d’Olarro, au sud du Kenya. Une langue de terre sèche, pendue à tous les vents à 300 m de la frontière tanzanienne. Trop loin pour que le gouvernement kényan décide d’y étendre son réseau national d’électricité. Celui-ci s’est arrêté à 40 km du village. Il a donc fallu trouver une solution. C’est l’entreprise américano-kényane PowerGen qui l’a apportée.

Des clients regardent la télé au Meka Hotel. | Matteo Maillard

Deux fois plus de restaurants et de bars

En décembre 2015, elle a installé au centre du village un mini-réseau électrique : 24 panneaux solaires contenant 16 batteries reliées à un onduleur qui diffuse à travers un maillage de 30 poteaux électriques répartis dans Olposmoru. « Nous produisons 5,6 kWh d’énergie renouvelable, suffisamment pour alimenter l’intégralité du village », explique Anderson Bett, jeune ingénieur kényan chargé par l’entreprise de trouver les sites où implémenter cette technologie. Ici, l’entreprise a déjà raccordé 62 clients, des familles, mais surtout des commerçants. « Nous les connectons en priorité, poursuit-il, car, contrairement aux agriculteurs ou aux bergers nomades qui peuplent la région, ils ont des revenus plus réguliers qui leur permettent de payer le raccordement de 1 000 shillings (8,8 euros) et les factures nécessaires à l’entretien du réseau. »

A Olposmoru, ce ne sont pas les commerces qui manquent. A l’instar de nombreux villages frontaliers, celui-ci attire bergers, agriculteurs et vendeurs ambulants provenant des hameaux de la région et de la Tanzanie voisine. Grâce à l’installation de l’électricité, le nombre de bars et de restaurants a doublé. On compte douze établissements aujourd’hui, autant d’épiceries et de magasins généraux. « L’électricité a augmenté l’attractivité du village, qui s’agrandit », avance William Kebet, cafetier. Au sud, près de la frontière, on aperçoit en effet plusieurs maisons et un motel en construction. « Avant, dans mon restaurant, j’avais un groupe électrogène mais l’essence me coûtait trop cher. C’est pourquoi je me suis raccordé au mini-réseau », embraie William en montrant un panneau blanc comportant une ampoule, un fusible et une prise à laquelle il a raccordé sa télé. « Quand nous connectons des clients au mini-réseau, nous leur proposons d’acheter des appareils ménagers : télé, frigo, micro-ondes, explique Anderson. Nous voulons qu’ils s’habituent à utiliser l’électricité avec des outils modernes. Plus ils en consomment, plus nous augmentons notre bénéfice. »

A côté du Meka Hotel sont installés les panneaux solaires oranges. | Matteo Maillard

Le lundi, jour de marché, la place centrale est couverte de carrioles et de cages à volailles. Richard Keilemia a installé son épicerie juste en face. « Les Masai et les Tanzaniens viennent chez moi pour faire provision de sucre, de farine et d’autres produits domestiques », lance-t-il de son comptoir. Derrière lui, shampoings, savons, couteaux, lampes torches, biscuits, conserves s’entassent jusqu’au plafond. « Beaucoup de mes clients se plaignaient de ne pas pouvoir recharger leur portable ici. Maintenant je leur recharge pour 40 shillings (0,35 euro) pendant qu’ils font le marché, triomphe-t-il. Et je reste ouvert jusqu’à minuit ! »

Richard dans son épicerie. | Matteo Maillard

Une réussite qui l’a poussé à investir dans une télévision et une radio « pour attirer encore plus de clients ». Sa facture d’électricité lui coûte 3 000 shillings par mois qu’il paie via M-Pesa, un système de transfert d’argent par SMS. Cette somme, il la rembourse rapidement avec son nouveau réfrigérateur plein de sodas glacés dont raffolent les voyageurs.

Criminalité en baisse

Au Sweet Angel, un bar à l’écart du village, Isaac se sert une bière tout juste sortie du réfrigérateur. « Nous avons beaucoup de trafics dans le coin car nous sommes dans une région nomade et la frontière est poreuse, explique ce caporal de la police des frontières, second d’une escouade basée à Olposmoru. Hier une trentaine de commerçants se sont fait braquer alors qu’ils rentraient chez eux. C’est un problème régulier mais, globalement, la criminalité a diminué depuis l’arrivée de l’électricité. Avant, cet endroit était sombre. Tu ne voyais rien ni personne. Les magasins étaient attaqués de nuit. Maintenant la lumière fait fuir les voleurs. Ça facilite notre travail. Nous avions pour habitude de rester de veille toute la nuit, désormais l’équipe peut se reposer pour être plus efficace la journée. »

Des Masai près de la place du marché. | Matteo Maillard

Isaac engloutit une rasade de Guinness fraîche. L’une des douze bières internationales que compte ce bar. Le Sweet Angel a été ouvert par le père du gérant, James, 30 ans. La famille vient de Narok, dernière ville avant la réserve masai où ils ont déjà un établissement. « Quand PowerGen a installé son réseau il y a un an, mon père a décidé d’ouvrir un deuxième bar ici, raconte James, et d’investir dans le décodeur qui a plus de cent chaînes. » Ils paient leur électricité 1 000 shillings trois fois par semaine et reçoivent une vingtaine de clients réguliers par jour. « S’ils reviennent, c’est parce qu’on a une sono puissante et de la bonne musique. On leur passe du Bongo tanzanien et ils dansent jusqu’au matin sans se soucier du lendemain », s’enthousiasme James en montant le volume.

La musique couvre la voix d’Isaac. « De plus en plus de gens veulent la lumière, la musique, les films, hurle-t-il. Ils découvrent les avantages de l’électricité, les rêves qu’elle porte. Le village était sombre et triste, maintenant les gens sont plus heureux et sortent le soir. Mais le système de PowerGen est loin d’être parfait. Certains se plaignent de l’instabilité du réseau, des prix fluctuants et des retards de connexion. Mais quand même, avant, nous n’étions pas informés de ce qu’il se passait dans le reste du pays. On recevait nos journaux de Narok, les lundis et vendredis, c’est tout. Désormais on peut regarder les nouvelles tous les jours à la télé. C’est même ce qu’on préfère. Ça nous rapproche. »

Isaac dans le poste de police d’Olposmoru. | Matteo Maillard

Stroboscope LED

Alors que la nuit enveloppe les collines, retour au Meka Hotel. Il est 19 heures et le patron s’est finalement arrêté sur NTV, une chaîne d’information pour le journal du soir. La foule attablée devant un ragoût de bœuf écoute le présentateur avec attention. Il ouvre par un reportage sur un propriétaire de bétail près de Nairobi tué par des voleurs alors qu’il leur résistait. L’assemblée s’émeut. L’indignation est partagée. Dans ce crime, ce sont eux, bergers et agriculteurs, que l’on a attaqués.

James derrière le comptoire du bar, le Sweet Angel. | Matteo Maillard

Après le repas, repus, les Masai trottent à travers le village éclairés par la lumière des bars. De la musique classique se perd dans la nuit, un stroboscope LED éblouit les chiens errants.

Un filet de lumière s’échappe d’une fenêtre au rideau rose. Des rires. Une quinzaine de personnes sirotent des bières devant des clips de musique kényane. C’est le Market Bar ouvert il y a sept ans par Jane : « Avant le courant, j’avais un petit panneau solaire juste assez puissant pour la radio. Les gens s’ennuyaient vite, je fermais à 23 heures. Aujourd’hui les clients sont de plus en plus nombreux. J’ai agrandi mon bar et plus personne ne veut rentrer avant l’aube. Le courant nous a comme éveillés. »

A l’occasion de la COP22 qui se déroule à Marrakech du 7 au 18 novembre, Le Monde Afrique a réalisé la série Traversée d’une Afrique bientôt électrique en allant voir, du Kenya au Maroc, en passant par le Burkina, la Côte d’Ivoire, le Cameroun ou le Sénégal, l’effort d’électrification du continent.

Le sommaire de notre série Traversée d’une Afrique bientôt électrique

A l’occasion de la COP22 qui se déroule à Marrakech du 7 au 18 novembre, Le Monde Afrique a réalisé une série d’une vingtaine de reportages qui vous emmèneront au Kenya, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Sénégal et au Maroc pour découvrir l’impact d’un effort d’électrification du continent sans précédent.