Epistolaire, délicate, impertinente : la sélection du « Monde des livres »
Epistolaire, délicate, impertinente : la sélection du « Monde des livres »
Chaque jeudi, La Matinale vous livre ses coups de cœur littéraires.
LOU RIHN
LA LISTE DE NOS ENVIES
Cette semaine, rencontrez Anton Tchekhov par le biais de sa correspondance, faites une promenade dans le passé et dans le monde de l’enfance grâce au dernier roman de Florence Seyvos, découvrez une étude sur les « figures pissantes » et un pamphlet terrible et hilarant sur les classes moyennes.
CORRESPONDANCE. « Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie », d’Anton Tchekhov
Quand il ne soigne pas ses malades (« La médecine est ma femme légitime ; la littérature – ma maîtresse »), quand il n’ouvre pas des écoles, des bibliothèques, des dispensaires, quand il n’organise pas les soins pour lutter contre la famine et le choléra, quand il ne termine pas une de ses 650 nouvelles ou ne corrige pas une de ses pièces, Anton Pavlovitch Tchekhov a encore le temps, entre deux crises de la tuberculose qui finit par le tuer à 44 ans, de rédiger près de 5 000 lettres (soit douze volumes dans l’édition russe).
Nathalie Dubourvieux en a traduit 800 pour la présente édition, et en restitue toute l’oralité savoureuse. Où l’on découvre l’écrivain en train d’apprendre à décrire ce qui l’entoure et à le mettre en récit pour ses correspondants, puis élaborer peu à peu une pratique du regard dépassionné, gage d’objectivité qui n’exclut pas une bonne dose d’humour et d’autodérision : « Or, il est indispensable, en ce bas monde, d’être indifférent. Seuls les indifférents sont capables de voir clairement les choses, d’être justes et de travailler. » Alban Lefranc, écrivain
Robert Laffont
« Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie », d’Anton Tchekhov, traduit du russe par Nadine Dubourvieux, Robert Laffont, « Bouquins », 1 120 pages, 32 €.
ROMAN. « La Sainte Famille », de Florence Seyvos
Dès le début de La Sainte Famille, le retour de Suzanne dans la maison de son enfance ne tient qu’à un fil – à un coup de fil qu’elle donne dans la demeure de sa grand-mère où elle passait tous les étés avec son frère, Thomas, et qu’elle sait désormais vide. Ça fonctionne comme un truc, un tour de magie : le téléphone retentit, et la narratrice, portée par l’onde sonore, parcourt la maison en pensée. Elle s’offre ainsi une promenade dans le passé.
Plus encore que dans Le Garçon incassable (Fayard, 2012), son précédent roman, qui développait un subtil parallèle entre un frère handicapé et Buster Keaton, Florence Seyvos est ici précise, incisive, nous plongeant dans ce qui est son sujet, de livre en livre : le monde de l’enfance. Sans jamais rien appuyer ni esquiver des souffrances que celle-ci engendre, surtout quand, comme ces deux jeunes gens des années 1970, on est entouré par le silence et que le conserver est un devoir – un double mutisme qui creuse le fossé entre les enfants et les adultes. Tout aboutit à ce que la parole soit retenue : la gêne, la peur, l’humiliation. Même l’amour est silencieux. Julie Clarini
« La Sainte Famille », de Florence Seyvos, L’Olivier, 176 pages, 17,50 €.
HISTOIRE DE L’ART. « Figures pissantes. 1280-2014 », de Jean-Claude Lebensztejn
Jean-Claude Lebensztejn est l’un de ces rares historiens de l’art à avoir mêlé sa discipline à des problèmes d’écriture, de philologie, de philosophie, de vie et d’expérience. Il fait ici un relevé des « figures pissantes » qu’on trouve sur les fontaines, les tableaux, les bas-reliefs, certaines façades de banques, de la vaisselle, enfin dans la littérature, des Pays-Bas à l’Italie, de 1280 jusqu’à nos jours.
Où l’on apprend, entre autres, qu’à partir du XIXe siècle, la miction devient une affaire privée et honteuse, ce ne sont plus de facétieux spiritelli, des putti (angelots) ou de simples enfants impubères, ni même ces femmes qui dans la peinture occidentale ou les estampes japonaises du XVIIIe offraient aux regards intrus un charmant spectacle érotique, mais des actionnistes viennois qui se déversent sur le public, un Pollock qui arrose d’urine ses toiles ou encore Pietro, un des personnages de Théorème (1968) – le film-roman de Pasolini –, qui compisse sa toile en signe d’impuissance. Désormais, selon le dicton anagrammatique, « uriner, c’est ruiner ». Marianne Dautrey
Macula
« Figures pissantes. 1280-2014 », de Jean-Claude Lebensztejn, Macula, « Patte d’oie », 170 pages 26 €.
LITTÉRATURE. « Que faire des classes moyennes ? », de Nathalie Quintane
Que faire des classes moyennes ? est un livre terrible et hilarant, qui pose toutes les questions que « nous », classes moyennes, évitons soigneusement, mais que les élections (celle de Donald Trump, par exemple) résolvent dans la colère.
Car ce qui caractérise les classes moyennes, explique Nathalie Quintane, c’est « une séparation stricte entre ce que nous vivons et ce que nous racontons ». Ni essai ni fiction, ce pamphlet dans la veine de l’Humble proposition, de Swift (1729), qui conseillait aux pauvres de manger leurs enfants pour lutter contre la faim, met en scène un « je » myope, explorateur, labile et peu fiable, qui se livre à diverses expériences de pensée pour dépiauter la question du déni politique.
Quintane analyse les frustrations de cette inconnaissable « classe moyenne » pleine de ressentiment, désireuse de « punir le réel » et qui « ne tire pas les conséquences de ce qu’on sait ». Alors, que faire ? Supprimer les « classes moyennes » ? Ou bien sont-elles déjà en train de se suicider ? Eric Loret
POL
« Que faire des classes moyennes ? », de Nathalie Quintane, POL, 96 pages, 9 €.