Cornel West, « prophète » afro-américain et penseur singulier
Cornel West, « prophète » afro-américain et penseur singulier
Par Abdourahman Waberi (chroniqueur Le Monde Afrique)
Notre chroniqueur nous invite à découvrir l’univers du professeur de philosophie de Princetown, grande figure intellectuelle méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique.
Grand de taille, clair de teint, crinière afro, costume noir sur chemise blanche, gestes amples et verbe flamboyant. Qui se cache derrière ce portrait en forme d’esquisse ? En France, on donne sa langue au chat, mais, outre-Atlantique, c’est une autre affaire, car la devinette porte sur une grande figure intellectuelle et publique. Au bout de quelques secondes, la réponse fuse : Cornel West, n’est-ce pas ? Pour saisir pleinement l’aura de ce penseur singulier, un détour par l’Histoire s’impose.
Historiquement, les populations noires arrachées au continent africain, asservies au cours de la traversée et transformées en bêtes de somme ont pourtant réussi à constituer des réserves symboliques, psychiques, morales et spirituelles d’une force et d’une profondeur inouïes. Malgré l’exploitation constante et l’oppression perpétuelle, les grandes voix issues de cette humanité-là, qu’elles soient religieuses, artistiques, politiques et ou philosophiques, ont mis leur énergie au service du combat pour les droits civiques de leurs congénères, mais également au service de tous les opprimés du monde.
Dans ces communautés que l’on dit diasporiques, des Caraïbes aux Etats-Unis, du Brésil à Cuba, les luttes dessinent un trajet laborieux et coûteux, mais aussi solaire, solidaire et intensément international. Luttes, résistance, floraisons artistiques, dispositions conviviales et trésors spirituels, voilà le terrain labouré hier par Martin Luther King, Malcolm X, W.E.B. Du Bois, John Coltrane, Nina Simone ou James Baldwin, pour ne citer que quelques illustres pionniers.
La sève prodigieuse du blues
Né en 1953 à Tulsa, en Oklahoma, d’une mère enseignante et d’un père employé d’une base militaire, le jeune Cornel fait des études brillantes, qu’il parachèvera à Harvard. Si toute sa carrière se déroule dans le gotha universitaire états-unien, l’homme se fond dans les masses opprimées et réclame la justice, l’égalité et la dignité en leur nom. Face à l’ignorance, il se fait pédagogue. Le petit-fils de prêcheur n’a jamais oublié la sève prodigieuse du blues. Pour lui, tout commence avec le blues qui symbolise la souffrance de l’esclave mais aussi son dépassement.
Cornel West reste fidèle à cette tradition de résistance et de résilience. Outre la musique et les arts, la religion et la philosophie sont les autres sources de son engagement dans la cité. Aux courants religieux noirs écartelés entre conservatisme, alliance avec le capitalisme et messianisme, il a emprunté la tradition prophétique et émancipatrice. « Le prophète dit la vérité et il en accepte les conséquences », martèle Cornel West. Avec un président noir à la Maison Blanche, beaucoup de militants noirs mettent de l’eau dans leur vin. Pas le professeur de philosophie et de combat qui n’épargne ni n’excuse Barack Obama pour ses manquements et autres reniements.
Après quatre décennies de bons services intellectuels, Cornel West vient de prendre sa retraite de l’université de Princeton, dans le New Jersey, mais c’est pour retourner à Harvard et y fomenter d’autres projets esthétiques, éthiques et politiques. Son étoile ne risque pas de pâlir à l’heure où Donald Trump s’apprête à endosser le costume du 45e président des Etats-Unis. A coup sûr, il redoublera d’énergie et de passion pour ne pas laisser le champ à ce qu’il a qualifié de « catastrophe néofasciste ». Méfiant à l’égard de la candidate démocrate Hiullary Clinton, il apporte son soutien à Bernie Sanders dans l’élection primaire, avant de donner sa voix à la candidate écologique Jill Stein.
Une œuvre riche et protéiforme
C’est cet homme brillant, passionnant, généreux et tempétueux que le sociologue sénégalais Mahamadou Lamine Sagna nous présente dans un livre et met le lecteur en résonance avec les idées et la trajectoire du natif de Tulsa. Le sociologue ne fait pas mystère de son admiration pour l’auteur de Race Matters qu’il a fréquenté des années sur le campus de Princeton. Il comble aussi un trou immense. Disons-le, c’est un scandale que le lectorat francophone ne dispose que d’un seul livre, Tragicomique Amérique, sorti chez Payot en 2005. Car l’œuvre riche et protéiforme de Cornel West, qui compte une trentaine de titres, embrasse avec la même ferveur Platon, Socrate, les voix bibliques, les génies du blues, du jazz et du hip-hop.
Dans le concert des grandes voix afro-américaines, celles-là même qui ont donné au reste du monde et les armes miraculeuses pour faire reculer les assauts de la nuit et les motifs d’espérance, Cornel West joue sa propre partition. Capter ces notes et en analyser les multiples significations, voilà le pari tenu par le livre de Mahamadou Lamine Sagna. A quand un nouvel ouvrage du philosophe mélomane traduit en français ?
Cornel West, une pensée rebelle, de Mahamadou Lamine Sagna, éditions Karan, 2016 (208 pages, 18 euros).
Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006), il a publié en 2015 La Divine Chanson (éd. Zulma).