La Cour de cassation craint de perdre son indépendance
La Cour de cassation craint de perdre son indépendance
Par Jean-Baptiste Jacquin
Un décret fait incidemment passer la plus haute cour de juridiction sous le contrôle direct du gouvernement.
Cette fois, ce n’est pas une petite phrase prêtée dans un livre au président de la République qui a fait sortir de leurs gonds les deux plus hauts magistrats du pays. Près de deux mois après la crise provoquée par le terme de « lâcheté » au sujet de l’institution judiciaire, Bertrand Louvel et Jean-Claude Marin, premier président et procureur général de la Cour de cassation, ont réagi en découvrant mardi 6 décembre dans le Journal officiel un décret qui affecte selon eux le principe de la séparation des pouvoirs.
Ce décret, l’un des tout derniers signés du premier ministre sortant, Manuel Valls, réunit en une seule « inspection générale de la justice » les trois services d’inspection qui coexistaient jusqu’ici pour les services judiciaires, l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse. Cette réorganisation que personne ne conteste avait été annoncée avant l’été. Or, à la lecture, ce texte réglementaire cosigné par Jean-Jacques Urvoas, le ministre de la justice, fait incidemment entrer la Cour de cassation dans le plein champ des contrôles de l’inspection.
En l’absence d’explication du ministère de la justice, MM. Louvel et Marin ont écrit au nouveau premier ministre, Bernard Cazeneuve, pour être reçus. Dans cette missive lapidaire que, fait inhabituel, ils ont publiée sur le site de la Cour de cassation, les deux hauts magistrats s’indignent de voir « la juridiction supérieure de l’autorité judiciaire (…) placée sous le contrôle direct du gouvernement par l’intermédiaire de l’inspection générale de la justice, en rupture avec la tradition républicaine observée jusqu’à ce jour ».
Mainmise de l’exécutif
Si les tribunaux de première instance et les cours d’appel entraient déjà dans le périmètre des inspections sur le fonctionnement, l’organisation et la performance des juridictions, la Cour de cassation n’était susceptible d’être visée que dans le cadre de procédures disciplinaires individuelles. Pour le reste, elle se contrôlait elle-même et rendait compte de son activité dans un rapport annuel à l’occasion de sa rentrée solennelle. Elle pouvait faire l’objet de contrôles par la Cour des comptes, comme en 2015. Ce contrôle effectué par une institution indépendante de l’exécutif respectait ainsi la règle de séparation des pouvoirs.
Formellement, les termes précisant « juridiction des premier et deuxième degrés » ont été supprimés dans la mission de contrôle des services d’inspection de la chancellerie qui s’appliquent donc désormais à toutes les juridictions. Mais, derrière la disparition de ces quelques mots, certains magistrats voient une volonté de mainmise de l’exécutif sur le judiciaire. D’autant plus que, contrairement à l’usage, les syndicats de magistrats n’ont pas été consultés en amont de la parution du décret. « Nous n’avons été associés ni de près ni de loin à la préparation de ce texte », dénonce Olivier Janson, secrétaire général adjoint de l’Union syndicale des magistrats (USM), le syndicat majoritaire. Béatrice Brugère, secrétaire générale de FO Magistrats, affirme que son syndicat va déposer un recours devant le Conseil d’Etat contre ce décret « pris en catimini » qui « viole le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs ».
Dialogue de sourds
Alors que Jean-Jacques Urvoas, arrivé le 27 janvier au ministère de la justice, s’est attiré la bienveillance des magistrats en montrant son intérêt pour les questions de fonctionnement des juridictions, en obtenant des moyens et en faisant bouger quelques curseurs pour tenter de désengorger les tribunaux, le dialogue de sourds menace de nouveau. N’ayant pas vu venir la bronca, le ministère n’a pas souhaité s’expliquer publiquement sur le sujet. Jean-Jacques Urvoas s’est contenté d’adresser dans la soirée du 7 décembre un courrier à Bertrand Louvel et Jean-Claude Marin pour tenter de les rassurer. Il n’est pas sûr que cette lettre, que Le Monde a pu consulter, suffise. Le garde des sceaux voit dans ce décret une simple « mise en cohérence des anciens textes ». Et le ministre de souligner que « l’inspecteur général des services judiciaires exerçait déjà une mission permanente d’animation de coordination et de réalisation de l’audit interne de l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire, sans exclusion de la Cour de cassation ». Mais il restait le fonctionnement, c’est-à-dire l’argent, le nerf de l’indépendance.
Alors que Bertrand Louvel a inlassablement prêché pour davantage d’indépendance de l’autorité judiciaire, l’incompréhension avec les responsables politiques semble grandissante. Au moment où la réforme promise du Conseil supérieure de la magistrature pour davantage d’indépendance du parquet s’est évanouie au printemps, le Parlement inscrivait dans la loi sur la justice du XXIe siècle que la justice est un « service public ». Une notion bien éloignée de celle de troisième pouvoir censé concourir à l’équilibre d’une démocratie aux côtés de l’exécutif et du législatif.
De quoi attiser la méfiance entre justice judiciaire et justice administrative alors qu’une année d’état d’urgence et de mise à l’écart temporaire de l’autorité judiciaire a laissé des traces. Certains font d’ailleurs remarquer que le Conseil d’Etat n’est pas concerné par ce décret. Il continue d’administrer librement son budget et organise comme il l’entend son pouvoir juridictionnel.