Est-ce que Sciences Po mène vraiment à tout ?
Est-ce que Sciences Po mène vraiment à tout ?
Par Adrien de Tricornot
Viser l’un des dix instituts d’études politiques est-il une bonne stratégie quand on est bon élève et qu’on n’a pas encore de projet professionnel ? D’anciens diplômés témoignent.
Les instituts d’études politiques comptent aussi des profils atypiques. | Franck Fife / AFP
L’idée est largement répandue : Sciences Po Paris, tout comme les neuf autres instituts d’études politiques (IEP), mène à tout et serait un choix d’études judicieux pour des élèves conjuguant bons résultats et vision floue de leur avenir. Est-ce bien le cas ?
Ça l’est plutôt, si l’on en croit les nombreux diplômés qui ont répondu à notre appel à témoignages sur le sujet : ils exercent désormais dans des secteurs particulièrement variés, et tous ont le sentiment que ce cursus leur a ouvert des portes.
« Faites Sciences Po si vous voulez apprendre et penser. Après, vous penserez à un métier », témoigne Alexandra Calmès, diplômée de Sciences Po Aix-en-Provence, devenue éditrice. La spécialisation s’effectuant en master, les IEP laissent en effet du temps pour choisir sa voie, avec un enseignement multidisciplinaire qui développe les capacités d’argumentation et d’expression écrite et orale, la curiosité, le goût du débat d’idée, l’ouverture sur la vie de la cité et sur le monde.
Directrice marketing dans une entreprise du secteur des cosmétiques à Genève après avoir suivi le cycle franco-allemand de Sciences Po Paris, Caroline Kovacs se définit comme un « bébé ScPo » : « Cette école m’a avant tout ouvert les yeux et l’esprit à d’autres gens, d’autres cultures, d’autres manières de voir le monde et la vie. » Elle a développé son « esprit critique »… et Sciences Po est « la soooo French Touch de l’enseignement supérieur hexagonal ! », témoigne-t-elle avec enthousiasme.
Quant aux débouchés, ils sont particulièrement nombreux : dans l’audit et le conseil, l’administration publique, la banque/finance/assurance, l’industrie/énergie/transport, marketing/communication, les ONG/associations, égrène l’enquête d’insertion des jeunes diplômés de Sciences Po, tandis que celle de Sciences Po Strasbourg met aussi en avant la gestion de projet, la culture, le juridique…
Répartition des emplois des diplômés de Sciences Po (Paris) par secteurs d’activités (promotion 2014). | SCIENCES PO
L’orientation « sciences sociales » de la formation et la proximité historique avec la sphère publique dans son ensemble restent des caractéristiques déterminantes d’insertion professionnelle. Entre 25 % et 30 % des diplômés, selon les IEP, se consacrent directement aux métiers de la fonction publique.
Comme Louis Bégards, 25 ans, diplômé de l’IEP d’Aix-en-Provence, devenu haut fonctionnaire à Bercy : « Sans ce parcours, je n’aurais pas eu la culture, les codes et la sérénité nécessaires à la réussite aux concours de la fonction publique », explique-t-il. Sciences Po a fait savoir le 5 décembre que 81,4 % des admis à l’Ecole nationale d’administration (ENA) sont passés par l’institut parisien.
Les moindres recrutements dans la fonction publique ont néanmoins amené les diplômés – comme les IEP – à regarder dans d’autres directions depuis longtemps. Notamment aux confins du monde politique et administratif : nombreux sont les assistants parlementaires à Paris ou au Parlement européen, collaborateurs de cabinets ministériels ou de collectivités.
Valentine Montesse, 23 ans, diplômée de l’IEP de Lyon et collaboratrice politique dans un conseil départemental, dit : « Plus que des savoirs académiques précis, c’est avoir la “culture Sciences Po” qui m’aide énormément dans ce premier emploi. »
Mais le cercle s’élargit. Sciences Po Paris souligne que la proportion de ses diplômés actifs qui exercent dans le secteur privé progresse depuis plusieurs années, pour atteindre 73 %. Une veine que l’établissement lui-même continue de creuser, notamment en lançant, à la rentrée 2017, son école du management et de l’innovation, pour développer ses masters dans ces domaines.
L’étendue des possibles peut néanmoins se révéler un handicap. De bons élèves sont déçus de ne pas avoir trouvé leur voie, et de ne pas avoir été davantage guidés. Ainsi, Corentin Le Bris-Cep, 23 ans, avait choisi « le master affaires publiques, filière générale, comme beaucoup font un bac S : le cursus qui ouvre probablement le plus de portes quand on ne sait pas trop quoi faire ». Avec pour résultat de le décourager du débouché principal : la préparation des concours comme celui de l’ENA. Il a signé, depuis, un CDI dans le secteur associatif. Et se rend compte que ses cours favoris auront été… « les ateliers artistiques ».
« Les “humanités” n’ont pas vraiment le vent en poupe »
Pour Lucile Calon, diplômée de Sciences Po Lille en 2009, ce sont les débouchés qui se sont révélés décevants : elle a d’abord œuvré « quelques années dans le domaine de la coopération Nord-Sud, notamment à l’étranger », mais « il s’agissait de stages ou de volontariat international ». Le « côté généraliste » de la formation lui est apparu « peu valorisable » sur un marché du travail « où les employeurs cherchent souvent des compétences “concrètes” et où les “humanités” n’ont pas vraiment le vent en poupe ». Elle a finalement tenté, et réussi, un concours de la fonction publique, « avec l’envie d’être utile à la collectivité ».
« Au-delà de la singularité de mon parcours, j’ai pu observer que, à l’exception des gens ayant opté pour une orientation “entreprise” et ceux s’étant directement dirigés vers les concours de la fonction publique, les diplômés de l’IEP mettaient quelques années à intégrer le marché du travail et passaient souvent par des stages à répétition, voire reprenaient leurs études », ajoute la jeune femme.
Quant à l’éditrice Alexandra Calmès, citée précédemment, si elle rend hommage à la diversité des parcours de ses anciens camarades de l’IEP aixois (édition, audiovisuel, économie sociale et solidaire, affaires européennes, diplomatie, gestion culturelle, affaires publiques), elle prend soin de préciser que « le seul point commun, c’est qu’on a tous fait un deuxième master derrière ».
Un quart des diplômés 2014 de Sciences Po Paris ont continué leurs études, alors que c’est le cas de seulement 10,1 % en moyenne des diplômés des grandes écoles françaises (principalement de commerce et d’ingénieurs). Parmi les témoignages reçus, ces profils sont nombreux, auxquels s’ajoutent d’autres doubles-diplomés heureux, qu’ils aient suivi un autre cursus en amont de Sciences Po ou en cours de scolarité, notamment lors d’une année à l’étranger.
Antoine Féliers est ainsi devenu avocat spécialisé dans la propriété intellectuelle à l’issue de son entrée « en master de droit, dans le cadre d’un accord avec [s]on école d’ingénieur ». Et souligne qu’il a « trouvé du travail avant même de sortir de Sciences Po ».
Passer du public au privé
Pour autant, l’adaptabilité et la transdisciplinarité des diplômés leur permet aussi de changer de cap et de rebondir sans forcément repasser par la case études. Diplômé à la fois de Sciences Po et de l’université Pierre-et-Marie-Curie, avec un double cursus en sciences et politiques de l’environnement, Thomas Matagne a d’abord suivi son projet de « travailler dans l’action publique dédiée à l’environnement », au conseil régional d’Ile-de-France puis au ministère de l’écologie, avant de ressentir le besoin « d’en sortir pour plus d’action, plus de concret, plus d’agilité et de rapidité » : il est devenu entrepreneur ; il a cofondé Ecov, une start-up de covoiturage.
Nicolas Bammez, 28 ans, diplômé du master affaires publiques de Sciences Po Grenoble, a « tout d’abord évolué dans l’univers politique » – au Sénat, à l’Assemblée nationale puis au ministère de l’écologie –, avant de devenir directeur de la communication et du marketing de Nox, un groupe d’ingénierie.
Les IEP comptent aussi des profils, et devenirs, atypiques : après avoir travaillé, une fois diplômé de Sciences Po Lille, dans la publicité et l’analyse cartographique et immobilière, Martin Bafoil, 33 ans, est devenu dessinateur de presse. Cette passion lui procurant des revenus trop irréguliers, il a dû embrasser, parallèlement, un second métier, et enseigne l’allemand dans le secondaire. « Pour moi, Sciences Po mène donc à tout », conclut le dessinateur et professeur… A côté des voies royales et des carrières toutes tracées, à chacun de se frayer un chemin.