Manifestation contre la loi travail, le 28 juin à Rennes. | JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Vendredi 9 décembre, la justice administrative doit examiner pour la première fois des demandes d’annulation d’interdictions de manifester. Ces mesures de police administrative, qui s’appuient sur la loi relative à l’état d’urgence, ont visé plusieurs dizaines de personnes pendant le mouvement social contre la « loi travail ». Il s’agissait pour le ministère de l’intérieur, et en particulier à Paris, Rennes, Nantes et Toulouse, de lutter contre les violences qui émaillaient régulièrement les cortèges anti-« loi El Khomri ». Plus de 130 personnes ont par exemple été interdites de participer à la manifestation nationale du 14 juin à Paris.

Certains de ces arrêtés préfectoraux ont déjà été contestés devant le juge administratif – avec plus ou moins de succès – mais uniquement en référé-liberté, c’est-à-dire dans le cadre d’une procédure d’urgence au cours de laquelle le juge se prononce sur l’existence d’une « atteinte grave et manifestement illégale » à une liberté fondamentale.

Vendredi, à Rennes, le tribunal administratif est appelé à se prononcer sur le fond et sur cinq dossiers, ce qui lui autorise un contrôle plus poussé de la légalité des arrêtés attaqués. D’après nos informations, au moins une quinzaine d’autres demandes d’annulation devraient être jugées au fond dans les prochaines semaines. Ces audiences viendront nourrir le contentieux lié à l’état d’urgence, qui a jusque-là essentiellement concerné les assignations à résidence et les perquisitions administratives.

Sur les cinq dossiers examinés vendredi, le rapporteur public – qui assiste le juge administratif mais n’intervient pas dans le jugement – a demandé des annulations dans deux cas.

Cela concerne notamment Oussama. Ce militant breton de 35 ans conteste un arrêté pris le 27 juin par la préfecture d’Ille-et-Vilaine. Sous peine d’être condamné à six mois de prison et 7 500 euros d’amende, Oussama n’avait pas le droit de séjourner dans le centre historique de Rennes les jours de manifestation contre la loi El Khomri ou contre les violences policières, et ce jusqu’au 25 juillet.

L’état d’urgence détourné ?

Pour justifier sa décision, le préfet évoque dans son arrêté les violences survenues lors d’une cinquantaine de manifestations. Il invoque également la forte sollicitation des forces de l’ordre face à la menace terroriste. On retrouve ce raisonnement général dans tous les arrêtés d’interdiction de manifester. Dans le cas d’Oussama, le préfet fait aussi valoir le « passé » du militant, déjà condamné pour violences sur agent et dégradations de biens à l’occasion de manifestations. Il conclut qu’Oussama est susceptible de commettre des violences et qu’il y a donc lieu de prendre un arrêté à son encontre.

L’intéressé a un tout autre point de vue : « J’ai participé à trois manifestations à Rennes contre la loi travail. Je suis encore en période probatoire donc je n’avais surtout pas à l’esprit de jeter des pavés. Le reste du temps, j’ai joué de l’accordéon dans des concerts de soutien ou participé à des manifestations à Guingamp et Saint-Brieuc. » Dans sa requête, son avocate ajoute que depuis sa dernière condamnation en juillet 2014, Oussama n’a été « ni inquiété, ni interpellé, ni a fortiori poursuivi pour une quelconque action violente ».

Oussama ne comprend pas bien pourquoi il a été visé : « Est-ce que c’est de la paranoïa d’Etat sécuritaire ou est-ce qu’ils testent les limites du système judiciaire par rapport aux abus de la police administrative ? Ces interdictions sont un gros recul sur les principes démocratiques, c’est une utilisation de l’état d’urgence à des fins politiques. »

C’est aussi ce que considère Me Raphaël Kempf, qui défend ce vendredi les quatre autres requérants interdits de manifester. Dans l’un des arrêtés, la préfecture reproche ainsi à un Rennais de 29 ans d’« être un militant actif de la mouvance ultra-gauche », de s’être « grimé à la plupart des manifestations » et d’avoir même été « à l’initiative de la destruction » d’un poteau supportant une caméra de vidéosurveillance. Une procédure judiciaire serait en cours, mais pour seule preuve la préfecture fournit au tribunal une « note blanche » des services de renseignement.

Article 5 de la loi sur l’état d’urgence

Un autre Rennais de 27 ans se voit reprocher d’avoir brûlé un drapeau français lors d’une manifestation. Il doit être jugé en janvier pour outrage au drapeau. Au-delà, la note blanche des services de renseignement fournie par la préfecture liste essentiellement sa participation à diverses manifestations, contre la loi travail, « anti-police », de soutien à un militant sous contrôle judiciaire, de soutien à un « militant anarcho-autonome »… Pour Me Kempf, « ce qu’on reproche à mes clients, c’est essentiellement d’avoir manifesté. Aucun n’a été condamné pour des violences ». L’avocat s’interroge : « Peut-on légitimement interdire à quelqu’un d’exercer le droit fondamental de manifester sur la base d’un soupçon ? »

Me Kempf rappelle par ailleurs dans ses requêtes que l’interdiction administrative de manifester n’existe pas dans la loi et qu’ainsi l’état d’urgence « a été détourné ». Les préfectures se sont toutes appuyées sur l’article 5 de la loi relative à l’état d’urgence qui permet « d’interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ». Dans les faits, l’interdiction de séjour s’est avérée être une interdiction de manifester.

Le préfet d’Ille-et-Vilaine s’en défend. Dans un de ses mémoires, il dit par exemple : « J’ai édicté l’arrêté (…) sans qu’il n’était [sic] bien évidemment question d’interdire préventivement de manifester. » La personne visée avait « tout le loisir d’exercer sa liberté de manifester par ailleurs. »

Un raisonnement abscons ? En préconisant de faire droit à deux demandes d’annulation sur les cinq qui lui sont soumises, le rapporteur public du tribunal administratif de Rennes ne s’est en tout cas pas orienté sur une décision de principe quant au fondement légal des arrêtés. Mais c’est sûrement le prochain débat de fond qui attend le juge des libertés fondamentales.