Des combattants favorables à Bachar Al-Assad passent à coté de civils fuyant le quartier rebelle de Boustan Al-Qasr, à Alep, le 13 décembre. | STRINGER / AFP

Laure Stephan, correspondante du Monde à Beyrtouh, a répondu à vos questions sur la situation des civils à Alep, alors que l’Armée arabe syrienne de Bachar Al-Assad mène l’assaut sur les derniers bastions d’Alep-Est encore aux mains des rebelles.

Viodowo : Bonjour et merci pour ce live. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi tant de civils sont parvenus à fuir Alep-Est (bien que les chiffres diffèrent d’une source à une autre), tandis que d’autres attendent maintenant la mort sur place ? Est-ce parce que certains préfèrent rester (par peur de partir ou par volonté de ne pas se rendre), ou parce que les forces gouvernementales ont fermé les issues permettant aux civils de quitter les derniers quartiers rebelles ?

Laure Stephan : Il est difficile de connaître le nombre exact de civils qui ont fui l’est d’Alep depuis le 15 novembre, date à laquelle les forces prorégime ont lancé leur ultime offensive pour reconquérir la totalité de la ville. L’Observatoire syrien des droits de l’homme parle de 130 000 personnes. L’ONU avance le chiffre de 37 000 civils, en se basant sur l’enregistrement de ceux qui ont rejoint l’un des abris pour les déplacés de l’est d’Alep, ou qui sont réfugiés dans l’ouest de la ville. Le chiffre comprend aussi les civils qui, faute d’alternative, ont regagné, malgré le dénuement, les ruines ou la présence de mines, le quartier de Hanano, repris fin novembre par l’armée et ses milices alliées.

Pour sortir de ce qui reste du district insurgé, il faut passer par des barrages de l’armée. Des civils craignent d’être arrêtés. Plusieurs ONG de défense des droits de l’homme affirment que des centaines d’arrestations ont eu lieu, parmi les habitants qui ont fui. D’autres civils se terrent dans l’est d’Alep, dans des abris, en sous-sol, et vu l’intensité des violences, n’ont aucune possibilité de se déplacer. L’ONU a aussi signalé au cours des derniers jours que deux groupes radicaux, dont les djihadistes de l’ex-Front Al-Nosra, avaient empêché des civils de fuir, et avaient tué des habitants désireux de partir. Néanmoins, les départs de l’est d’Alep se poursuivent, selon des organisations humanitaires.

MG : On entend de plus en plus parler de camps dans lesquels les pro-Bachar Al-Assad regroupent les civils qui fuient Alep. Quel crédit apporter à ces informations ? Pourquoi le régime fait-il cela ? En a-t-il les moyens ?

Laure Stephan : Est-ce aux abris collectifs ouverts par le gouvernorat que vous faites référence ? Ceux de Jibrine et de Mahalej ? Il s’agit de bâtiments industriels, transformés en centres d’accueil. A Mahalej, la situation est très difficile : le lieu est saturé, à cause du grand nombre de civils qui y ont afflué. L’ONU s’inquiète aussi de la présence de militaires dans ces lieux. Pour ce qui est de l’aide humanitaire qui est apportée, plusieurs associations locales, mais surtout le Croissant-Rouge syrien, apportent vivres et soins médicaux.

Alicef : Pourquoi n’y a-t-il pas eu une évacuation des civils d’Alep ?

Laure Stephan : L’ONU a demandé à plusieurs reprises, depuis septembre, une évacuation sécurisée des civils. Cela a échoué pour plusieurs raisons. Moscou et Damas ont ouvert des couloirs de sortie, mais à leurs conditions, jugées peu sécurisées par les militants de l’opposition de l’est d’Alep avec lesquels nous avons pu être en contact. Aujourd’hui, la priorité dessinée par l’ONU, c’est l’évacuation médicale des blessés et des malades de l’est d’Alep dont l’état est critique. Mais il n’y a pas d’avancées à cette heure.

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Adrien : Y a-t-il encore des journalistes ou témoins des attaques sur place ?

Laure Stephan : Il y a encore des activistes des médias présents sur place, au péril de leur vie. Ils sont en lien avec des journalistes étrangers. Leur sort, comme celui des soignants qui sont encore présents dans l’est d’Alep, et qui ont à de nombreuses reprises témoigné de la mort et des souffrances des civils, est source d’inquiétude, si leur évacuation sécurisée n’est pas négociée.

Elias : Bonjour, comment faites-vous pour savoir depuis Beyrouth quelle est la situation des civils à Alep. En d’autres termes, quelles sont vos sources ? Merci :)

Laure Stephan : C’est une question qui revient souvent. Il n’est pas simple de travailler à distance. Il faut croiser, autant que faire se peut, les différentes sources (déclarations officielles des autorités, témoignages de militants de l’opposition, témoignages de civils…) auxquelles on peut avoir accès. Il peut s’agir d’activistes des médias encore présents, d’ONG dont des travailleurs sont sur place, d’habitants avec lesquels on a créé des liens. Auxquelles s’ajoutent les informations données par les agences officielles. S’il est difficile de couvrir un conflit à distance, Beyrouth est un bon observatoire : des Alépins y passent, d’autres y sont réfugiés, et des observateurs étrangers qui vivent en Syrie ou s’y rendent régulièrement transitent par Beyrouth.

Pierre : Bonjour, on évoque des civils sommairement tués, sur d’autres médias, ces derniers sont décrits « joyeux » d’être « libérés ». Fait-on dire aux civils ce que notre conception du conflit veut ?

Laure Stephan : Les civils sont instrumentalisés dans le conflit, de part et d’autre. Ce qui est sûr, c’est que ceux qui quittent l’est d’Alep sont traumatisés. Certains, me disait le Comité international de la Croix-Rouge, ont perdu des proches dans des « feux croisés » en quittant l’est d’Alep. Ils sont épuisés. Ils sortent d’un siège. Ils ont subi des jours d’intenses bombardements et de combats. Ils laissent derrière eux des maisons en ruines. Ce qu’ils veulent, c’est fuir la mort.

Pierre : Une fois la ville retombée sous le régime Al-Assad, quels scénarios envisager pour les habitants d’Alep ?

Laure Stephan : C’est une grande inconnue. Dans l’immédiat, des habitants de l’est ont fait leur retour dans ce qui reste de leur maison – cela concerne principalement les résidents de Hanano. Mais vu l’état de ruine, la destruction des infrastructures, la présence d’engins explosifs, un véritable retour massif n’est pas envisageable. On peut imaginer que des civils dont des proches, des parents, ont été impliqués dans l’opposition ou dans la rébellion armée, ne voudront pas rester à Alep.

Dans toute la ville, il y a une grande blessure. On a assisté à des scènes de célébration dans l’ouest, sous contrôle gouvernemental, de partisans du régime fêtant la reconquête de la ville. D’autres habitants, s’ils sont soulagés de voir la guerre d’usure finir, et s’ils rejetaient les groupes radicaux présents dans l’est de la ville, n’ont pas le cœur à fêter. Sans compter tous ceux, et ils sont nombreux, qui ont de la famille qui est restée vivre dans l’est, au cours des quatre dernières années, et qui vivent avec colère et désespoir le sort réservé à leurs proches.

Sebastien : De nombreux journaux parlent actuellement de massacres d’enfants dans Alep. La plupart se basant sur des tweets d’habitants coincés sous les bombardements. Ces informations sont-elles vérifiées ? Si cette horreur devait être confirmée, peut-on enfin espérer un engagement plus fort des Occidentaux ?

Laure Stephan : Il faut être prudents avec les informations diffusées sur les réseaux sociaux, et je ne crois pas qu’elles constituent la source des journalistes qui font actuellement référence à des « massacres » en cours. Ce matin, le porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, Rupert Colville, a fait état de « l’assassinat » d’au moins 82 civils par les forces pro-Assad, et il a indiqué que son bureau avait recoupé cette information par plusieurs sources. Des ONG syriennes cherchent aussi à enquêter, en recueillant des témoignages directs. Est-ce que ces informations susciteront un plus grand engagement pour protéger les civils ? Il semble que jusqu’ici, c’est – a tout le moins – l’impuissance des Occidentaux qui prévaut.

Unjeune : Bonjour, on entend beaucoup parler du massacre de civils par l’armée loyaliste syrienne. Mais qu’en est-il des exactions commises par les rebelles « modérés » d’Alep, telles que celles révélées par Amnesty International ? De plus, a-t-on une idée du soutien de la population locale envers chacun des deux camps ? Merci.

Laure Stephan : Il est difficile de mesurer le soutien des habitants à chaque camp. Il y a des opinions radicalement tranchées, entre pro et antirégimes. Il y aussi aujourd’hui beaucoup de « ni ni », des gens qui veulent que la guerre finisse, et qui n’ont de sympathie pour aucun camp. Concernant les exactions de groupes rebelles, il y a eu des rapports d’ONG, des informations de l’ONU.

Mais aujourd’hui, alors que les bombardements aériens du régime s’acharnent contre l’est d’Alep, que les rues sont le théâtre de combats, que les civils sont pris au piège, l’urgence, c’est que les vies humaines puissent être épargnés. Le sort tragique auquel sont réduits les habitants de l’Est se déroule sous nos yeux.