Les larmes du gouverneur de Djakarta, accusé de blasphème
Les larmes du gouverneur de Djakarta, accusé de blasphème
Par Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
Basuki Tjahaja Purnama, de confession chrétienne, a nié avoir voulu porter atteinte à l’islam au premier jour d’un procès qui passionne l’Indonésie.
Le gouverneur de Djakarta, Basuki Tjahaja Purnama, lors de son procès pour blasphème le 13 décembre 2016 à Djakarta. | SAFIR MAKKI / AFP
Un homme en pleurs, assis seul devant ses juges sur une méchante chaise en plastique du tribunal, vêtu de la chemise en batik traditionnel javanais, se défend d’une voix saccadée contre ses accusateurs. Mardi 13 décembre, au cours du premier jour d’un procès qui passionne l’Indonésie tout entière, le gouverneur de Djakarta, Basuki Tjahaja Purnama, plus connu par son surnom « Ahok », a nié avec force, et jusqu’aux larmes, avoir jamais blasphémé contre l’islam, la raison de sa comparution devant un tribunal de la capitale. « Je suis dévasté d’être ainsi accusé d’insulter l’islam parce que cela voudrait dire que j’ai diffamé les musulmans, une famille [religieuse] que j’aime », a dit le gouverneur, lisant un texte préparé à l’avance.
Alors que se profilent les élections des gouverneurs du pays, en février 2017, « Ahok » avait osé ironiser en septembre contre ceux qui s’opposent à sa réélection en jouant sur le fait qu’il est à la fois d’origine chinoise et de confession chrétienne (protestante). Lors d’un meeting devant des pêcheurs, il avait demandé aux musulmans d’ignorer une sourate du Coran ainsi libellée : « O les croyants ! Ne prenez pas pour amis les juifs et les chrétiens. Ils sont les amis les uns des autres. Et celui d’entre vous qui les prend pour amis devient un des leurs. »
La « sortie » peu diplomatique de ce politicien connu pour son franc-parler dans ce pays de 255 millions d’habitants, dont 90 % sont musulmans, avait aussitôt déclenché l’ire des organisations islamistes extrémistes. Deux grandes manifestations ont réuni des centaines de milliers de personnes dans la capitale ces dernières semaines à l’appel de la milice du Front des défenseurs de l’islam (FPI).
L’affaire jette un coup de projecteur sur les complexités de l’Indonésie contemporaine, dix-huit ans après le renversement du dictateur Suharto et l’ère de la « reformasi » qui s’était ensuivi. Aujourd’hui, parallèlement au fait que la population musulmane s’est, comme dans le reste de la planète, largement « réislamisée », l’Indonésie est devenue une démocratie généralement tolérante et politiquement libérale.
Caractère politico-mafieux
Ce qui n’empêche pas des poussées de fièvre antichrétienne dans le pays ni des attaques djihadistes comme celle qui avait fait huit morts à Djakarta en janvier, dont les quatre assaillants. Rémy Madinier, spécialiste français de l’islam indonésien et chercheur au CNRS, estime que ce qui est « en forte augmentation est la visibilité de la pratique religieuse, pas nécessairement la pratique elle-même ». Le chercheur – auteur avec Andrée Feillard de La Fin de l’innocence ? L’islam indonésien face à la tentation radicale de 1967 à nos jours (Les Indes savantes - Institut de recherche sur l’Asie contemporaine, 2006) – soutient que le plus grand pays musulman de la planète évolue vers un « mieux-disant islamique » qui serait l’expression d’un islam mondialisé où l’on cherche à affirmer son identité par le biais de la religion.
Derrière la religion, les poursuites engagées contre « Ahok », un proche du président Joko Widodo dont il fut l’adjoint au gouvernorat de Djakarta quand ce dernier était encore lui-même le gouverneur, cachent des motivations plus bassement politiques. Rémy Madinier relève le caractère politico-mafieux des organisations qui ont réussi à mobiliser les masses contre « Ahok » : « Le cœur de cette militance islamiste radicale, explique-t-il, est composé de voyous ou d’anciens voyous, de militants identitaires. Tout cela est très organisé et n’a rien de spontané. »
La majorité des procès pour blasphème se soldent par la condamnation de l’accusé en Indonésie. Le procès est une menace pour la campagne du gouverneur à quelques semaines du scrutin. Plus généralement, explique encore M. Madinier, « cette affaire est à l’image de l’évolution de l’islam en Indonésie depuis une dizaine d’années : une minorité agissante et sans scrupule face à une majorité modérée, mais craignant elle-même de prêter le flanc à des critiques de nature religieuse ».