Les nouveaux architectes jouent collectif
Les nouveaux architectes jouent collectif
M le magazine du Monde
À la différence de leurs aînés, les stars Jean Nouvel ou Frank Gehry, ils travaillent en équipe, avec les corps de métiers ouvriers. Et signent des réalisations à taille humaine, en rupture avec l’architecture-spectacle.
Les membres fondateurs du collectif d’architectes Ciguë, qui dessine notamment les boutiques d’Aesop. | Maris Mezulis
ll y a deux ans, le Californien Frank Gehry faisait scandale en conférence de presse. À la question d’un journaliste sur son « architecture-spectacle », il plantait à la face de tous un doigt d’honneur bien senti. À 87 ans, le créateur de l’ovniesque Fondation Louis-Vuitton incarne à lui seul le concept des « archistars ». Des figures médiatiques adeptes des bâtiments « signatures » reconnaissables entre mille.
Des divas, à en croire la réputation qui colle à la peau du Californien, de l’Espagnol Santiago Calatrava ou du Français Jean Nouvel. Le concept mégalo pourrait bien s’éteindre avec eux, tant l’époque est aux ego lissés.
Prenant le contre-pied de leurs aînés, la nouvelle génération s’appelle Festen, Ciguë, Bruther ou Studio KO, pour la France, Assemble pour le Royaume-Uni, Office pour la Belgique… Des tandems, ou des « gangs créatifs » et multidisciplinaires dans lesquels l’architecte s’insère sans tirer la couverture à lui. « L’architecte vêtu de noir, donneur d’ordres et craignant de se salir sur les chantiers est à notre exact opposé », lance Hugo Haas, porte-parole du collectif Ciguë, basé à Montreuil.
Dès leurs études d’architecture à la Villette (qu’ils jugent trop « théoriques »), les quatre membres fondateurs du collectif veulent être dans le « faire ». Ils créent une société de menuiserie, s’attaquent à la plomberie et à l’électricité, visitent scieries et carrières. Ils sont aujourd’hui entourés d’une vingtaine de collaborateurs, partagés entre designers et architectes, « tous très manuels », avec qui ils dessinent les boutiques d’Aesop, d’Isabel Marant, ou la récente brasserie Champeaux, aux Halles.
Le duo Festen – Charlotte de Tonnac et Hugo Sauzay – travaille aux nouveaux habits de l’hôtel 5-étoiles Les Roches Rouges, à Saint-Raphaël, un « paquebot » des années 1960 les pieds dans la mer. | Festen architecture / Régis Colin Berthellier
Confrontés à la rareté des commandes et bridés par des promoteurs ou des maîtres d’ouvrage obsédés par la rentabilité des espaces, les jeunes « archis » ont intérêt à conjuguer leurs forces. Et à faire preuve de raison. « On est passé du bâtiment-sculpture et signature à l’ère du fonctionnalisme, du pragmatisme », affirme Stéphanie Bru, cofondatrice avec Alexandre Theriot de l’agence Bruther.
Fini l’architecture ostentatoire et iconique aujourd’hui symbolisée par le Qatar, l’heure est à l’économie de moyens, à l’intérêt pour l’environnement local, à la création de valeur. Une philosophie résumée par la formule « More with less », variante du célèbre « Less is more » de Ludwig Mies van Der Rohe, directeur du Bauhaus de 1930 à 1933. « Faire mieux avec moins », c’est l’antienne du duo Festen : « La simplicité, le dépouillé, n’utiliser que des matériaux qui font sens avec l’histoire du lieu, c’est tout ce qui nous intéresse », déclarent Charlotte de Tonnac et Hugo Sauzay, 30 ans. Après l’Hôtel Pigalle à Paris, ils travaillent à présent sur Les Roches Rouges, un établissement 5-étoiles de Saint-Raphaël. Pour ce paquebot des années 1960 mangé par la mer, ils ont choisi du blanc, du béton, des pierres et des céramiques locales pour ne pas faire écran à ce qui leur importe le plus : la vue.
Ce parti pris radical séduit au-delà des frontières hexagonales. « 60 % de notre chiffre d’affaires se fait à l’étranger et notamment au Japon, où notre travail sur la matière première brute correspond à leur sensibilité esthétique », souligne Hugo Haas, de Ciguë. Grâce au Dôme, à Caen, un centre voué aux sciences construit dans un bâtiment de verre, l’agence Bruther a vu s’ouvrir les portes des concours internationaux. Studio KO (Karl Fournier et Olivier Marty) sont certainement les jeunes Français au plus beau palmarès à l’étranger.
Stéphanie Bru et Alexandre Theriot, de l’agence Bruther, revendiquent une démarche pragmatique et fonctionnelle, visible au Dôme, à Caen. | Festen architecture. Régis Colin Berthelier
Après avoir signé plusieurs collaborations avec André Balazs, le grand maître américain des hôtels (le Château Marmont à Los Angeles, le Chiltern Firehouse à Londres), le duo achèvera en 2017 le Musée Yves Saint Laurent, à Marrakech. Et pourtant : « Nous arrivons au bout en termes de projets intéressants en architecture intérieure et en rénovation, confie Karl Fournier. Nous allons devoir aller chercher la “commande” et peut-être passer par le circuit public pour changer d’échelle et pouvoir construire, ce qui reste rare. » Rebutés par la masse administrative et l’absence d’interlocuteurs directs dans le public, ils restent sur le mauvais souvenir de leur unique essai (raté) en la matière : la grande mosquée de Marseille, dont ils n’ont pas remporté l’appel d’offres (le projet a été enterré depuis).
Le duo de Studio KO – Karl Fournier et Olivier Marty – s’est imposé à l’étranger. Après avoir rénové le Château Marmont à Los Angeles, ils termineront en 2017 le Musée Yves Saint Laurent, à Marrakech. | N. Manalili/Studio KO/Fondation Pierre Bergé-Y. Saint Laurent
Dans le public comme dans le privé, les plus fortes agences françaises restent les plus anciennes (Nouvel, Portzamparc ou Wilmotte), et donc les mieux référencées. Pour aider la relève à tirer son épingle du jeu, un ancien collaborateur de Jean Nouvel, Alain Trincal a cofondé en 2015 Talents & Co, une agence de conseil en management de projets et de carrière. Une première dans le métier. Signe qu’à trop être archi-partageurs, archi-modestes, en un mot, « archi cools » (pour reprendre le slogan de la marque d’accessoires Cinqpoints, fondée par une architecte), la jeune garde court le risque de ne pas marquer son temps.