2016 au cinéma : souvenirs de la maison lumière
2016 au cinéma : souvenirs de la maison lumière
« Aquarius », « Manchester by the Sea » et « Toni Erdmann » dominent le classement des films préférés des critiques du « Monde ».
« Kubo et l’Armure magique », de Travis Knight. | Laika / Focus Features / Universal Pictures
La sélection de Noémie Luciani :
1) Kubo et l’Armure magique, de Travis Knight
2) Les Innocentes, d’Anne Fontaine
3) Midnight Special, de Jeff Nichols/série Stranger Things de Matt et Ross Duffer
4) Sing Street, de John Carney
5) Nerve, d’Ariel Schulman et Henry Joost
Les chemins de 2016 portent l’empreinte de pieds légers comme ceux des elfes des contes. Bien des pas adultes ont hésité, puis trahi pour des voies de traverses, le roncier d’une gloire, l’ornière du doute. Les Innocentes blessées d’Anne Fontaine s’y sont séparées entre damnées et élues, et les élues ont achevé leur route en recommencement, dans la mélodie claire des voix minuscules. Tant de fois les enfants, ou presque adultes encore traversés des éclairs – de génie, d’impudence, de foi – de la grande jeunesse ont dégagé le passage, retrouvé les fondements d’une démocratie (Nerve), réécrit l’aventure : les Goonies de 2016 sont les kids héroïques de Stranger Things. Les enfants ont chanté l’amour quand les parents cessaient d’y croire (Sing Street), pris les grandes mains d’un père et d’une mère dans les leurs (Midnight Special). Les petits yeux brillent à percer les ténèbres : la nuit hantée de Kubo a vu un garçonnet brandir avec la force d’un géant une épée minuscule contre les ombres – et le cinéma se jeter avec un appétit nouveau sur la matière oubliée de grands rêves, papier plié, vieux monstres, mots immenses de l’épopée. La sagesse commence en pliant le genou comme à l’heure de l’adoubement, pour réapprendre le monde à l’humble hauteur de leur regard : trois pommes.
« Your Name », de Makoto Shinkai. | Eurozoom
La sélection de Mathieu Macheret :
1) Julieta, de Pedro Almodovar
2) Your Name, de Makoto Shinkai
3) Un jour avec, un jour sans, de Hong Sang-soo
4) The Assassin, de Hou Hsiao-hsien
5) No Home Movie, de Chantal Akerman
Le cinéma peut-il racheter la réalité ? Les grands films de 2016 ont caressé l’idée d’un recommencement, soit par le jeu des virtualités, soit en perçant d’un trait souverain la trop inflexible linéarité du présent. Dans le magnifique Julieta, de Pedro Almodovar, l’héroïne est saisie à deux âges de sa vie, par la grâce d’un sublime raccord dans le temps qui ne la rend pas tout à fait identique à elle-même, faisant apparaître, entre ces deux époques, le gouffre au-dessus duquel toute existence marche en équilibre. Avec Your Name, Makoto Shinkai, jeune génie de l’animation japonaise, invente un amour adolescent qui se nouerait à travers l’espace, le temps, et même la mort. Hong Sang-soo, dans Un jour avec, un jour sans, rejoue deux fois la même partition, dans une variation d’autant plus magistrale que ses infimes glissements modifient en profondeur l’issue de la situation (une rencontre amoureuse qui tourne plus ou moins en eau de boudin). Dans The Assassin, Hou Hsiao-hsien met en scène une tueuse du VIIe siècle qui refuse de tuer, se retrouvant un jour confrontée à l’existence qui aurait dû être la sienne – et le film de se figer avec elle dans une fulgurante suspension. Enfin, dans le terminal et bouleversant No Home Movie, Chantal Akerman filme sa mère qu’elle sait condamnée, et constate avec désespérance l’estompement progressif d’une certaine conscience du XXe siècle – celle de la déportation et des camps. Plus de doute : nous sommes bien passés dans le monde d’après.
« Toni Erdmann », de Maren Ade. | Komplizen Film
La sélection de Jacques Mandelbaum :
1) Toni Erdmann, de Maren Ade
2) Manchester by the Sea, de Kenneth Lonergan
3) Aquarius, de Kleber Mendonça Filho
4) Diamant noir, d’Arthur Harari
5) Fais de beaux rêves, de Marco Bellocchio
Nous voici revenus au point où l’habitabilité de notre monde, plus menacé et menaçant que jamais, fait question. Le cinéma, art matérialiste, se met du coup à inspecter les habitats. Voyez ces cinq films inquiets et magnifiques dont les héros ne semblent plus pouvoir disposer de leur propre demeure. Une jeune businesswoman mondialisée qui, loin du foyer nourricier, erre comme une âme en peine (Toni Erdmann). Un père et mari brisé par l’infortune, qui s’enterre vivant dans un trou à rats (Manchester by the Sea). Une belle et fière femme, ultime propriétaire d’un appartement – partant d’une mémoire familiale, urbaine, historique – menacée par un promoteur immobilier qui veut raser l’immeuble (Aquarius). Un jeune homme acharné à reconquérir la demeure d’un père défunt qu’il croît spolié par sa famille (Diamant noir). Un homme hanté par la mort précoce de sa mère, et qui semble n’être jamais vraiment sorti de l’appartement de son enfance (Fais de beaux rêves). Non moins que la peinture, dont Vinci disait qu’elle était une « cosa mentale », le cinéma, pour matérialiste qu’il soit, est une chose de l’esprit. Les maisons de ces films – qu’elles viennent à manquer ou qu’elles menacent d’ensevelir vivants les personnages – sont, à l’évidence, l’expression domestique, intime, des puissances de destruction qui cognent à la porte de l’humanité. La question que ces œuvres nous lancent est à prendre au sérieux : comment habiter ce monde avec autrui, si notre propre maison nous devient étrangère ?
« The Assassin », de Hou Hsiao-hsien. | SpotFilms
La sélection de Jean-François Rauger :
1) Nocturama, de Bertrand Bonello
2) Un jour avec, un jour sans, de Hong Sang-soo
3) Elle, de Paul Verhoeven
4) The Assassin, de Hou Hsiao-hsien
5) Sully, de Clint Eastwood
Le cinéma comme l’art de lier ce qui s’oppose essentiellement. Les idées et les corps, les concepts et le réel visible, la monstration et l’énonciation. Tous les films réunis dans ce fragile palmarès parviennent ainsi à atteindre une sorte de synthèse impossible, décrivant ce qui pourrait faire justement du cinéma un art entièrement autonome, fait d’une essence réaliste et d’une capacité d’abstraction singulière. Hong Sang-soo, toujours lui, continue à un rythme délirant (plus d’un film par an) d’associer ces qualités fondatrices. En racontant, deux fois, une rencontre amoureuse ratée, il interroge pour mieux la constater l’unicité idiote du réel. Le cinéma d’Hou Hsiao-hsien, devenu de plus en plus composé et sophistiqué, semble n’avoir plus comme objectif que celui de capter la beauté d’un souffle de vent. En grand artiste américain, Clint Eastwood constate que le besoin frénétique d’histoire et de fiction est à la fois une force et une faiblesse humaine. Jamais l’audace des films de Paul Verhoeven n’est autant apparue que dans Elle et sa manière de transmuter la psychologie en biologie pure. Enfin, du plus beau film de l’année, Nocturama, on pourra dire qu’il aura sans doute été mal vu par tous ceux qui nient au cinéma, lorsqu’il est au sommet de son pouvoir, sa manière propre de dépasser le réalisme strict de l’actualité pour mieux saisir la sensualité du contemporain et la force, tout autant théorique que poétique, des idées justes.
« Diamant noir », d’Arthur Harari. | Les Films Pelléas / Ad Vitam
La sélection d’Isabelle Regnier :
1) Aquarius, de Kleber Mendonça Filho
2) Toni Erdmann, de Maren Ade
3) Homeland : Irak année zéro - 1/Avant la chute, 2/Après la bataille, d’Abbas Fahdel
4) Juste la fin du monde, de Xavier Dolan
5) Diamant noir, d’Arthur Harari
Vu depuis les salles obscures, 2016 fut une belle année, qui a vu éclore une nouvelle génération de grands cinéastes, dont le Brésilien Kleber Mendonça Filho et l’Allemande Maren Ade sont les hérauts. Le premier est l’auteur d’Aquarius, film-monde qui fusionne dans un millefeuille temporel et sensuel le portrait d’une femme vieillissante et celui de la ville de Recife où elle habite, embrassant dans un même mouvement esprit de résistance et mélancolie, amour et violence, musique et architecture… A la seconde, on doit le fracassant Toni Erdmann, improbable, bouleversante et hilarante histoire d’un vieux clown soixante-huitard parti à la reconquête de sa fille, une cadre sup expatriée semblant perdue pour la cause. Concourant avec eux pour la Palme d’or, le jeune Xavier Dolan, a livré, lui, avec Juste la fin du monde, adaptation de la pièce de Jean-Luc Lagarce, le film le plus subtil et maîtrisé de sa déjà longue carrière. En France, la découverte de Diamant noir, polar brillant d’Arthur Harari lorgnant du côté du cinéma de James Gray, donnait la même impression, très heureuse, de se trouver face à un film nourri d’une croyance immense dans le cinéma, d’une vision personnelle très forte, et d’un refus obstiné de céder au conformisme ambiant. Cette impression caractérisait aussi bien certains films de cinéastes plus établis (Elle, de Paul Verhoeven, Ma Loute, de Bruno Dumont ou Rester Vertical, d’Alain Guiraudie), et l’admirable Homeland d’Abbas Fahdel, diptyque documentaire qui offrait un contrechamp humaniste et tragique, d’une absolue justesse, à la représentation de l’Irak d’avant et d’après la guerre de 2003 par les médias du monde entier.
« Manchester by the Sea », de Kenneth Lonergan. | Claire Folger Courtesy of Amazon Studios
La sélection de Thomas Sotinel :
1) Manchester by the Sea, de Kenneth Lonergan
2) Toni Erdmann, de Maren Ade
3) Creed, de Ryan Coogler
4) Aquarius, de Kleber Mendonça Filho
5) Sunset Song, de Terence Davies
Souvent, le pourtour noir de l’écran a pris l’apparence d’un ruban de crêpe : endeuillée dans la réalité, l’année le fut aussi au cinéma. Les films étaient peuplés d’une foule frappée de pertes irréparables. La sortie de Manchester by the Sea est trop récente pour que l’on dévoile de quel malheur Lee Chandler, le personnage incarné par Casey Affleck, ne parvient pas à se remettre. Mais il est aussi irréparable que la mort du père pour laquelle Adonis Creed, le héros de l’étonnante et puissante suite de Rocky réalisée par Ryan Coogler, cherche réparation sur les rings, aussi déchirant que l’évaporation des illusions de deux héroïnes (il y en eut plus que de coutume en 2016), celles de l’Aquarius de Kleber Mendonça Filho et de Sunset Song, de Terence Davis. La Brésilienne, génialement incarnée par Sonia Braga (car toutes ces héroïnes ont eu des interprètes à leur taille) continue de vivre malgré les pertes subies (l’homme aimé, le corps abîmé) et redoutées (l’appartement, théâtre d’une jeunesse enfuie), l’Ecossaise, à laquelle le supermodel Agyness Deyn prêtait une dignité magnifique et attendue, devait se résoudre à laisser la pauvreté et la guerre emporter ses rêves. On aurait dit que le cinéma anticipait sur les catastrophes à venir et préparait son public à vivre sans. Comme antidote à cette magnifique et oppressante cérémonie (que célébraient aussi Julieta d’Almodovar ou Personal Shopper d’Olivier Assayas), il fallait un remède de cheval : ce fut l’explosion vitale de Tony Erdmann, comédie critique, aussi lucide que drôle, qui secoua de rire les chambres funéraires qu’étaient devenues les salles.
« Aquarius », de Kleber Mendonça Filho. | Victor Jucá / CinemaScópio
La sélection d’Aureliano Tonet :
1) Aquarius, de Kleber Mendonça Filho
2) Manchester by the Sea, de Kenneth Lonergan
3) Brooklyn Village, d’Ira Sachs et Diamond Island, de Davy Chou
4) Swaggers, d’Olivier Babinet
5) Nerve, d’Ariel Schulman et Henry Joost
Dans un article paru en 1981, Georges Perec se penchait sur « quelques emplois du verbe habiter ». Trente-cinq ans plus tard, les habitants de la « maison-cinéma », ainsi que l’appelait Serge Daney, ont conjugué à tous les temps et sur tous les modes cette préoccupation casanière. Au passé composé, d’abord : une critique musicale brésilienne, menacée d’expulsion par des promoteurs véreux, est « visitée » par toutes sortes d’ondes – acoustiques, aquatiques, occultes, antiques –, qui s’écrasent sur ses murs comme le feraient des vagues sur une plage de sable fin (Aquarius). A l’imparfait, ensuite : un homme, qu’un drame a chassé de sa ville, est contraint d’y refonder un foyer, sans parvenir à noyer sa peine océanique (Manchester by the Sea). Au présent, encore : l’amitié de deux adolescents ne résiste pas au conflit immobilier qui oppose leurs parents, sur fond de gentrification (Brooklyn Village), tandis que les émois de jeunes Cambodgiens s’éprouvent sur les chantiers d’édifices de luxe (Diamond Island). Au conditionnel : le mal dont souffrent les banlieues françaises ne nicherait-il pas dans le regard que nous portons sur elles, aveugle aux habits et aux habitats qui s’y inventent, malgré tout (Swaggers) ? Au futur, enfin : dans un avenir proche, les amours juvéniles s’échafaudent sur des fondations virtuelles, dans des maisons de verre dont la rente se partage entre « acteurs » et « voyeurs » (Nerve). Voilà peut-être ce que suggèrent les chiffres exceptionnels de la fréquentation en 2016, et qu’appuie le titre de certains films qu’on n’a pu loger sur cette liste, faute de place (Homeland, No Home Movie) : si l’on se réfugie à ce point dans les salles de cinéma, n’est-ce pas parce que cet art sait, comme nul autre, hanter les maisons ?