2016 en musiques : nos tympans font le bilan
2016 en musiques : nos tympans font le bilan
Les critiques du « Monde » présentent leurs cinq albums préférés de l’année écoulée.
Du hip-hop au classique, le résumé d’une année musicale.
Pochette de « Malibu », d’Anderson .Paak. | Steel Wool Record
La sélection de Stéphanie Binet
Comme pour mieux répondre au chaos extérieur, le hip-hop mondial a ralenti le tempo, s’est réfugié dans les atmosphères cotonneuses en adoucissant sa poésie désenchantée, parfois acide. Découvert sur l’album Compton, de Dr Dre, en 2015, le chanteur soul-rock Anderson .Paak signe non seulement un disque solaire, mais a été de tous les bons projets de cette année, de SchoolBoy Q aux anciens A Tribe Called Quest, en passant par John Legend.
En replongeant dans le New York de son enfance, Alicia Keys retrouve les racines de sa culture afro-américaine, son âme et son énergie, tout comme le Canadien Drake se poste sur la tour la plus haute de son Toronto natal pour mieux s’imprégner de son cosmopolitisme. « Garde ta famille près de toi », chante-t-il en introduction de son quatrième album, Views, sorti par surprise comme la plupart des disques urbains cette année. S’il y en a en France qui ont suivi ce mot d’ordre à la lettre, ce sont bien les deux frères de PNL, la formation de rap français qui a su le mieux, en 2016, capter l’air du temps. Militante, acerbe, avec une furieuse envie d’être acceptée dans toute sa complexité et toute son identité noire, la sœur de Beyoncé, Solange, propose un R & B intense, nourri de la colère du mouvement Black Lives Matter.
1) Malibu, d’Anderson .Paak (Steel Wool Records)
2) Here, d’Alicia Keys (RCA/Sony Records)
3) Views, de Drake (Def Jam/Universal Music)
4) Dans la légende, de PNL (QLF Records/Musicast)
5) A Seat at The Table, de Solange (Columbia/Sony Music)
Pochette de « The Party », d’Andy Shauf. | ANTI/PIAS
La sélection de Stéphane Davet
Pour fêter cette fin d’année loin des beuveries et des indigestions, quoi de mieux que The Party, quintessence d’un art du songwriting voué à la délicatesse mélodique et à la finesse d’observation. En orfèvre du spleen, le Canadien Andy Shauf y distille une tendresse mélancolique qui se pare de multiples subtilités décoratives. Un sens des arrangements que Benjamin Biolay déploie, lui, en croisant orchestrations opulentes et sensualité argentine dans un Palermo Hollywood retrouvant le panache de La Superbe et témoignant de l’excellente tenue de la production francophone 2016 (des albums comme Recto Verso de Paradis, A présent de Vincent Delerm, Le Film de Katerine, Mystère de La Femme ou Dans la légende de PNL se distinguant également).
Résistant au tout-électronique du R’n’B, l’Anglais Michael Kiwanuka – produit par Danger Mouse – transcende ses blessures existentielles dans un très soul-rock Love & Hate, évitant aussi les facilités vintage. Plus fringante (et engagée) que jamais, PJ Harvey n’en finit pas de nous étonner. Et que dire d’Iggy Pop qui, en cette année de disparition de grands aînés, resplendit avec Post Pop Depression comme aux plus belles heures de Lust For Life et The Idiot (les albums qu’il réalisa avec Bowie), grâce à la complicité de Josh Homme (Queens of the Stone Age).
1) The Party, d’Andy Shauf (Anti/PIAS)
2) Palermo Hollywood, de Benjamin Biolay (Barclay/Universal Music)
3) Love & Hate, de Michael Kiwanuka (Polydor/Universal Music)
4) The Hope Six Demolition Project, de PJ Harvey (Island/Universal Music)
5) Post Pop Depression, d’Iggy Pop (Caroline International/Universal Music)
Pochette de « Haydn La Reine », du Concert de la Loge, Julien Chauvin et Sandrine Piau. | APARTE/HARMONIA MUNDI
La sélection de Pierre Gervasoni
A ceux qui croient avoir tout entendu en musique classique comme à ceux qui n’en ont jamais écouté, il faut recommander l’album qui permet au Concert de la Loge de décrocher la palme d’or d’une sélection pour oreilles non académiques. Galvanisante dans des partitions plus (Haydn, Symphonie n° 85, « La Reine de France ») ou moins (Rigel, Symphonie n° 4) connues, la formation emmenée par Julien Chauvin accompagne idéalement la soprano Sandrine Piau dans des pages (Sarti, J.-C. Bach) annonciatrices de Mozart. Puissance de fauve, souplesse de félin, la patte de Hugues Dufourt inscrit Burning Bright dans l’histoire, classique avant l’heure, d’un monde qui se suffit à lui-même.
Toujours éclairant, jamais démonstratif, le jeu de Geoffroy Couteau se renouvelle dans la fraîcheur intimiste de l’univers brahmsien. Un jalon dans l’histoire du disque, tout comme l’enregistrement de la Sonate d’Henri Dutilleux par Arthur Ancelle, contribution d’importance à la commémoration du centenaire de la naissance du compositeur. Savoir lire entre les lignes est aussi l’apanage de Bernard Cavanna, qui, dans ses arrangements de Schubert (avec accordéon !), se montre aussi inspiré que dans sa propre musique pour invalider l’opposition entre « populaire » et « savant ».
1) Haydn La Reine, du Concert de la Loge, Julien Chauvin et Sandrine Piau (Aparte)
2) Burning Bright, de Hugues Dufourt - Les Percussions de Strasbourg (PDS)
3) Johannes Brahms, L’Œuvre pour piano seul, de Geoffroy Couteau (La Dolce Volta/Harmonia Mundi)
4) Œuvres pour piano de Chopin et Dutilleux, d’Arthur Ancelle (Melodiya/Outhere Music)
5) Cavanna et Schubert, transcriptions de Lieder, Trios avec accordéon, d’Isa Lagarde (soprano), Anthony Millet (accordéon), Noëmi Schindler (violon), Atsushi Sakaï (violoncelle) (NoMadMusic)
Pochette de « La Voix de la passion », de Waed Bouhassoun. | Buda Musique/Universal Music
La sélection de Patrick Labesse
Des voix comme les paysages. Apres et intenses. Originaire de la région du djebel el-Druze, dans le sud de la Syrie, la chanteuse et oudiste Waed Bouhassoun rend hommage à la poésie nabatéenne des Bédouins de cette terre de montagnes. Elle y a puisé une partie du répertoire de son album enchanteur, enregistré avec la complicité lumineuse du joueur syrien de flûte ney Moslem Rahal. La chanteuse kurde Aynur, qui lança ses premiers chants sur les hauteurs des plateaux du Dersim (Tunceli), à l’est de la Turquie, bouleverse sur l’envoûtant projet collectif Hawniyaz, réunissant autour d’elle trois musiciens de haut vol, dont Kayhan Kalhor, le maestro iranien de la mélancolique vièle à pique kamanché.
Une mélancolie enivrante et scintillante court également dans la clarinette de Yom et traverse les grands espaces qu’il dessine avec son complice guitariste Aurélien Naffrichoux. Vaste est aussi le monde du quintet italien Mop Mop. Aquatique ou funky, soul, jazzy, jamaïcain ou africain. Leur tissage ravit, comme celui du chanteur malien Abou Diarra, virtuose du kamele n’goni, qui a trouvé dans le magicien des samples et guitariste Nicolas Repac, la meilleure oreille pour donner du relief à ses paysages intérieurs.
1) La Voix de la passion, de Waed Bouhassoun (Buda Musique/Universal Music)
2) Hawniyaz, de Aynur, Kayhan Kalhor, Salman Gambarov, Cemil Qoçgirî (Latitudes-Harmonia Mundi/PIAS)
3) Songs for the Old Man, de Yom (Full Rhizome-Buda Musique/Socadisc)
4) Lunar Love, de Mop Mop (Agogo Rec/Differ-ant)
5) Koya, d’Abou Diarra (Mix et métisse/L’Autre Distribution)
Pochette de « English Delight », d’Adrien La Marca et Thomas Hoppe. | La Dolce Volta
La sélection de Bruno Lesprit
Cette merveille aura permis d’échapper en 2016 à une actualité anxiogène : « révélation instrumentale de l’année » aux Victoires de la musique 2014, l’altiste Adrien La Marca a consacré deux ans à préparer un magistral premier album pour rendre pleinement justice – au côté du pianiste Thomas Hoppe –, autant à son instrument qu’à un répertoire anglais puisé sur quatre siècles, de Dowland et Purcell à l’impétueuse Sonate (1919) de Rebecca Clarke, en passant par les études de folk songs de Ralph Vaughan Williams.
Mort le 7 novembre, Leonard Cohen, qui aimait les cordes élégiaques, est parti en beauté sur une œuvre testamentaire sombre et sublime, laissant entrevoir la lumière dans chaque faille. Au rayon de la pop chambriste, son jeune compatriote, le multi-instrumentiste Andy Shauf incarne la relève, l’élégance et l’innocence de ses chansons convoquant Brian Wilson et Harry Nilsson – pas moins. Pour chasser le spleen, on peut enfin se fier à la Brésilienne de Paris Flavia Coelho et à ses aguichants mélanges de reggae, baile funk et bossa. Ou à la transe virtuose du duo franco-libanais Aufgang, qui ondule entre mélopées arabes et house, pop et musique contemporaine.
1) English Delight, d’Adrien La Marca (alto) et Thomas Hoppe (piano) (La Dolce Volta)
2) You Want It Darker, de Leonard Cohen (Columbia/Sony Music)
3) The Party, d’Andy Shauf (Anti/PIAS)
4) Sonho Real, de Flavia Coelho (Vagh & Weinmann Music/Le Label-PIAS)
5) Turbulences, d’Aufgang (Blue Note/Universal Music)
Pochette de « Freedom Jazz Dance, The bootleg series, vol 5 », de Miles Davis. | Columbia/Legacy
La sélection de Francis Marmande
Miles Davis, évidemment, loin devant, parce que les 4 CD inédits de son inouï « second quartet » – 1964-1968 : Herbie Hancock, Wayne Shorter, Ron Carter, Tony Williams –, restent sans discussion, près de cinquante ans plus tard, ce que l’on fait de plus frais, de plus gonflé, de plus musical, de plus free, de plus rock, dans toute la musique actuelle. Le secret est parti avec Miles. Reste, sur une trajectoire opposée, l’un de ses partenaires décrié (comme lui) ou adulé (comme lui) : Keith Jarrett, à suivre en solo, dans quatre récitals donnés en Italie en 1996. Un jour, on comprendra cette expérience intérieure, digne des plus hautes méditations, le rythme en plus.
Miles n’ayant jamais manqué de percussionnistes, signalons le plus vibrant d’entre eux, Minino Garay, dans un attelage peu prévisible avec Baptiste Trotignon, pianiste aussi délicat qu’intelligent (écoute, anticipation, relance). Réussite incontestable. Chez les intrépides – même voie que Miles ; underground ? pas tant que ça, depuis le temps qu’ils rencontrent leur public –, Joe McPhee et Daunik Lazro. Et la preuve par neuf qu’avec free, énergie, rap, présence et idée forte, on peut tenir bon la barre de la révolution (Miles, toujours), Ursus Minor.
1) Freedom Jazz Dance, The Bootleg Series vol 5, de Miles Davis (Columbia/Legacy)
2) What Matters Now, d’Ursus Minor (Hope Street édition)
3) Chimichurri, de Minino Garay et Baptiste Trotignon (Sony Music)
4) A Multitude of Angels, de Keith Jarrett (ECM)
5) The Cerkno Concert, de Joe McPhee et Daunik Lazro (IZK)
Pochette de « Verismo », d’Anna Netrebko et Antonio Pappano. | Deutsche Grammophon
La sélection de Marie-Aude Roux
Elle fait courir la planète lyrique et remplit les salles sur son seul nom, Anna Netrebko, voix de miel et de bronze, entre intelligence suprême et quintessence animale. Puccini, Leoncavallo, Boito, Ponchielli ? Aucun d’entre eux ne lui résiste. Nous non plus. Autre Russe rimant avec génie : à 25 ans, le pianiste Daniil Trifonov est un éblouissement pérenne. Son Liszt, transcendant plus que de raison, convoque enfance mutine et gravité, charme et puissance, mystère et vertige. Un vol sans faute pour ce jeune rapace du piano. Né de la plume d’Ibert et d’Honegger (d’après Rostand), ce prime enregistrement de L’Aiglon doit beaucoup à Kent Nagano. Distribution de haut vol et orchestre revigorant accompagnent, de valses viennoises en rengaines françaises, l’émouvante et brève destinée du duc de Reichstadt mort à 21 ans, le cœur déchiré entre deux mondes incompatibles.
Bach a rendu à Zuzana Ruzickova le goût de vivre après quatre ans de déportation dans les camps nazis. La claveciniste tchèque lui a dès lors consacré sa vie, ce dont témoigne cette gravure de l’intégrale pour clavier seul réalisée entre 1964 et 1975, magnifiquement rééditée pour les 90 ans de la « grande dame du clavecin ». Fleuron de la belle école française, Adrien La Marca a peaufiné en jeune maître ce disque consacré à la musique anglaise. Mélancolies élisabéthaines, dégradés de solitudes, véhémences expressionnistes, un alto souverain et un archet sûr dans un corps pur.
1) Verismo Cilea, Giordano, Puccini, Leoncavallo, Catalani, Boito, Ponchielli, d’Anna Netrebko (soprano), Antonio Pappano (direction) (Deutsche Grammophon)
2) Transcendental Franz Liszt, de Daniil Trifonov (piano) (Deutsche Grammophon)
3) Arthur Honegger & Jacques Ibert L’Aiglon, d’Anne-Catherine Gillet, Marc Barrard, Etienne Dupuis, Kent Nagano (direction) (Decca Classics)
4) Bach : The Complete Keyboard Works, de Zuzana Ruzickova (clavecin) (Erato/Warner Classics)
5) English Delight, d’Adrien La Marca (alto) et Thomas Hoppe (piano) (La Dolce Volta)
Pochette de « black SUMMERS’ night », de Maxwell. | COLUMBIA/SONY MUSIC
La sélection de Sylvain Siclier
Voix suave, caressante, l’Américain Maxwell est l’un des plus exacts héritiers des grands interprètes soul des années 1960. Il le prouve à nouveau avec black SUMMERS’night, impeccable deuxième volume d’une trilogie débutée en 2009, ancré dans le passé et totalement contemporain. Encore une suite avec Exo, deuxième disque du Medium Ensemble du pianiste Pierre de Bethmann, où l’écriture pour les douze interprètes combine à merveille sophistication et pleine évidence lyrique. Autre réussite de la scène française du jazz, Free, solo du saxophoniste Guillaume Perret, qui par le souffle et le recours à un système d’effets, de boucles rythmiques et mélodiques, crée un univers musical envoûtant, entre jazz et rock.
Du rock, il y en a de longue date chez le guitariste et chanteur Romain Humeau, auquel il a ajouté de manière talentueuse – textes, arrangements, impulsion musicienne – des envies pop dans Mousquetaire #1. Vivement le numéro 2, prévu mi-2017. Enfin, John Coltrane (1926-1967), toujours présent, par l’intermédiaire de In Movement du batteur Jack DeJohnette, qui évoque le saxophoniste – avec détours vers Miles Davis (1926-1991) – en compagnie de Ravi Coltrane et Matthew Garrison. L’osmose entre les trois musiciens ayant valeur d’hommage.
1) black SUMMERS’night, de Maxwell (Columbia/Sony Music)
2) Free, de Guillaume Perret (Kakoum Records/Harmonia Mundi)
3) Medium Ensemble volume 2 – Exo, de Pierre de Bethmann (Aléa/Socadisc)
4) Mousquetaire #1, de Romain Humeau (Le Label/PIAS)
5) In Movement, de Jack DeJohnette (ECM/Universal Music)
Pochette de « L’Ultima Festa », de Cosmo. | 42 Records
La sélection d’Aureliano Tonet
2016, année noire pour les vieilles gloires. Du Blackstar de David Bowie au You Want It Darker de Leonard Cohen, les plus élégantes ont pris soin d’annoncer la couleur, laissant d’ultimes bijoux de jais avant d’enfiler le linceul. Nuancier autrement outrancier du côté du hip-hop et du R’n’B, dominés par les tons sang et or de Frank Ocean, Beyoncé, Rihanna, The Weeknd ou Kanye West : avec son Coloring Book arc-en-ciel, qui va du gospel au gangsta, le jeune Chicagoan Chance the Rapper se distingue par l’agilité de son coup de pinceau. En France, où pullulent les émules de Daho, le dénommé O. sort pareillement du lot, coinçant ses bulles pop dans des bulles osées – cocons cotonneux, ventres féminins, globes célestes.
De fait, d’Andy Shauf à Michael Nau, d’El Perro del Mar à John Cunningham, les popsingers les plus délicats de 2016 ont tous visé l’osmose avec le cosmos ; le Madrilène Alberto Montero tend ainsi son arc vers les rives de la Méditerranée, écho exquis au chef-d’œuvre de Joan Manuel Serrat, Mediterraneo, enregistré en 1971 à Milan. C’est encore en Italie qu’on a le mieux mis en sons le monde et ses décombres, de Thegiornalisti à Leo Pari ou I Cani, jusqu’aux ivresses disco du petit génie d’Ivrea, Cosmo : dans ce pays-là, cela fait une éternité qu’on sait danser sur les ruines. Avanti !
1) L’Ultima Festa, de Cosmo (42 Records)
2) Arco Mediterraneo, d’Alberto Montero (BCore Music)
3) Un torrent, la boue, d’O. (Vietnam)
4) Coloring Book, de Chance the Rapper (Chance the Rapper LLC)
5) You Want It Darker, de Leonard Cohen (Columbia/Sony Music)