Dalida et Luigi, ils se sont tant aimés
Dalida et Luigi, ils se sont tant aimés
M le magazine du Monde
En 1967, le chanteur italien Luigi Tenco est retrouvé mort par Dalida, avec qui il vivait une relation passionnelle. Ce suicide fut le premier de la série de tragédies qui jalonnèrent la vie de la star, à laquelle est consacré un biopic.
C’est son visage – ou du moins celui de l’acteur Alessandro Borghi qui lui prête ses traits – qui apparaît au côté de celui de Dalida – interprétée par Sveva Alviti – dès les premières images du biopic de Lisa Azuelos consacré à la chanteuse, sorti au cinéma le 11 janvier. Un visage rugueux, buté, mais éclairé d’un regard mélancolique et perdu. Ce jeune homme de 29 ans n’a plus que quelques semaines à vivre.
Dans la nuit du 26 au 27 janvier 1967, Luigi Tenco est retrouvé mort d’une balle dans la tête dans la chambre 219 d’une dépendance de l’Hôtel Savoy de San Remo (Italie), sur la côte ligure. En installant d’emblée la figure de ce chanteur italien dans leur film, les scénaristes et la réalisatrice de Dalida ont voulu en faire le premier jalon de la litanie de destins brisés qui s’entremêlèrent à celui, tragique, de l’interprète de Bambino, qui mit fin à ses jours en 1987. Le suicide initial, pourrait-on dire.
Eliminés du festival de San Remo
Dalida et Luigi Tenco se sont-ils aimés au premier regard, comme l’affirment les biographies complaisantes ? Cet homme – qu’elle essaiera de rejoindre dans la mort en tentant, elle aussi, de mettre fin à ses jours un mois plus tard dans une chambre de l’Hôtel Prince de Galles à Paris – fut-il sa seule véritable passion ? Fut-elle payée de retour ? Et s’ils n’avaient été que les marionnettes consentantes d’un storytelling construit sur mesure pour doper l’Audimat du Concours international de la chanson de San Remo retransmis par la RAI, auquel ils participaient interprétant, l’un après l’autre, la même chanson, Ciao amore, ciao ? Les amours d’un sombre inconnu qui se rêvait en chanteur à texte sur le modèle de ses idoles Ferré, Brel et Brassens et de celle qui était déjà une star prête à céder à toutes les modes : la martingale paraissait gagnante pour s’attirer les faveurs du jury et vendre dans la foulée des millions de microsillons (comme on disait alors) des deux côtés des Alpes.
Mais tout va de travers ce soir-là sur la scène du casino de San Remo (le festival ne s’installera au Teatro Ariston qu’en 1977). Luigi Tenco, qui s’est fait violence pour participer à ce concours qu’il méprise, massacre l’interprétation de sa chanson. Aspirant à la notoriété, il souffre des compromis que celle-ci lui impose. Il s’en veut. Comme souvent, il a trop bu et abusé de tranquillisants. L’interprétation de Ciao amore, ciao par Dalida ne parvient pas à sauver le tandem qui est éliminé dès le premier soir du festival.
Personne ne le reverra vivant
Maussade, en colère contre lui-même et le star-système auquel il refuse de se soumettre, Tenco accompagne Dalida dans un restaurant où il la laisse pour regagner son hôtel. Personne ne le reverra vivant. Sur une commode, dans sa chambre, à côté de son corps, on retrouvera un billet manuscrit, dicté par la rancœur : « J’ai aimé le public italien, je lui ai sacrifié inutilement cinq années de ma vie (…) Ciao, Luigi. » Peut-on mourir pour une chanson ? Le festival, lui, ne s’est même pas interrompu en signe de deuil.
Commencent alors cinquante années de vérités contradictoires. La Nuit de San Remo, titre du roman modianesque inspiré au journaliste Philippe Brunel par le drame (Grasset, 2012), divise encore en Italie les tenants de la thèse du suicide et les partisans de celle de l’homicide. Homicide ? Même en l’absence de mobile apparent, beaucoup de questions restées sans réponse au terme de l’enquête bâclée dans la nuit par l’officier des carabiniers alimentent le doute.
Un suicide avec des zones d’ombre
Pourquoi Tenco, droitier, s’est-il tiré une balle dans la tempe gauche ? Pourquoi ses voisins de chambre, dont le chanteur Lucio Dalla, n’ont-ils pas entendu de coup de feu ? Pourquoi n’a-t-on pas procédé aux analyses pour certifier que le chanteur avait bien appuyé lui-même sur la gâchette ? Pourquoi sur les photos prises du cadavre par la police aperçoit-on la crosse d’un pistolet Beretta alors qu’il possédait un Walter PKK ? Pourquoi son corps, après avoir été conduit à la morgue, a-t-il été ramené ensuite dans la chambre d’hôtel ? Pourquoi Dalida, qui fut la première à découvrir le corps, a-t-elle mis quarante minutes pour faire le trajet du restaurant à l’Hôtel Savoy, pourtant tout proche ? Pourquoi a-t-elle été autorisée à rentrer en France sitôt sa déposition prise ? Que faisait Lucien Morisse, mentor et ancien mari de la chanteuse, dans les parages ? Chacune de ses interrogations semble ouvrir le chapitre d’un roman noir camouflé sous une idylle à l’eau de rose.
« Ciao amore, ciao »
En février 2006, la justice a ordonné l’exhumation du corps de Luigi Tenco pour procéder à une autopsie. Ses conclusions sont formelles. « Tous les éléments recueillis confirment qu’il s’agit d’un suicide », a déclaré le magistrat. Alors pourquoi en douter encore ? « Nous sommes un peuple auquel on a raconté tant de mensonges que nous avons du mal à accepter les vérités qu’on nous présente comme incontestables, avance le journaliste Renzo Parodi qui a consacré une biographie à Luigi Tenco (Canterò finché avrò qualcosa da dire, Sperling & Kupfer, non traduit, 2007). Tenco s’est suicidé, c’est certain, mais peut-être dans un état second. Mais tous les dix ans, pour l’anniversaire de sa mort, on nous ressortira la thèse de l’assassinat. Il est entré dans la catégorie des grands mystères de ce pays. » « Dans cette histoire, fait dire Philippe Brunel à l’un des personnages de son récit, chacun voulait donner sa propre version. C’est pour ça qu’on n’a jamais trouvé une explication rationnelle au suicide de Tenco. Et je doute qu’on y parvienne un jour. »
Chaque année depuis 1974, en marge du Festival de San Remo, dont la 67e édition aura lieu du 7 au 11 février, un prix Luigi Tenco est remis à un ou une artiste auteur compositeur qui a su mettre en valeur « même à travers la musique légère la dignité artistique et le réalisme poétique ». Dignité et réalisme, Ciao amore, ciao n’en manquait pas. Ses paroles disent : « Regarder tous les jours/S’il pleut ou s’il fait beau/(…) /S’il faut vivre ou mourir/Et un beau jour dire c’est assez et partir. »
Luigi Tenco et Dalida : le drame de San Remo
Durée : 04:35