Angélique Kidjo : « Avec l’élection de Trump, ce que je retoute le plus est en train de se produire »
Angélique Kidjo : « Avec l’élection de Trump, ce que je retoute le plus est en train de se produire »
Par Angélique Kidjo (Chroniqueuse Le Monde Afrique)
La chanteuse franco-béninoise, installée aux Etats-Unis depuis 1998, raconte sa participation à la Women’s March contre l’investiture du nouveau président américain.
Angélique Kidjo, samedi 21 janvier, à Washington, où plus de 500 000 personnes participent à la Women’s March, dont un bon nombre de femmes coiffées d’un bonnet rose, en réaction de l’investiture de Donald Trump, la veille. | DR
« It’s been a long
A long time coming
But I know
A change gonna come
Oh yes it will. »
(« A Change Gonna Come », Sam Cooke, 1963)
Me voici de retour à Washington, quatre mois jour pour jour après mon concert pour l’inauguration du National Museum of African American History and Culture (NMAAHC), premier musée américain à traiter de l’histoire de l’esclavage, de la ségrégation et des richesses culturelles qui en découlèrent. Ce jour-là, sous un beau soleil d’automne, juste après le discours du président Barack Obama, la chanteuse de soul Patti LaBelle avait offert une version pleine d’espoir de A Change Is Gonna Come, un classique du mouvement des droits civiques signé Sam Cooke. A la fin de la chanson, elle avait susurré dans le micro : « Hillary Clinton ! » et la foule avait rugi de plaisir. C’était avant le 8 novembre, triste date de l’élection de Donald Trump…
En ce samedi 21 janvier, au lendemain de l’investiture, peu fêtée, de ce président républicain et milliardaire, c’est l’hiver et je suis dans la rue. Je chante pour la Women’s March, manifestation féministe gigantesque. Il y a à Washington plus de 500 000 personnes, dont un bon nombre de femmes coiffées d’un bonnet rose avec des oreilles de chat. Ce protest veut rappeler à qui veut bien l’entendre : « Nous, les femmes horrifiées par cette élection, nous sommes toujours là, notre voix ne va pas disparaître, nous ne nous soumettrons pas à la nouvelle idéologie dominante. »
Car voici que l’Amérique, une certaine Amérique, qui regarde avec cynisme vers le passé, veut construire des murs ! Des fantômes qui s’étaient tus recommencent à parler : mépris pour les femmes, pour les minorités, pour les Noirs dont l’accession à l’égalité, au succès, au pouvoir est insupportable à une fraction raciste de l’Amérique.
Excerpt of Angelique Kidjo singing "A Change is Gonna Come" at the Women March
Durée : 02:20
La scène de la Women’s March est montée au milieu d’Independence Avenue. En coulisses, je découvre, fascinée, ravie, quatre générations de militants et d’artistes rassemblés : Angela Davis et Jesse Jackson, symboles de la cause noire des années 1960, Gloria Steinem, figure de proue du féminisme américain, Alicia Keys et Janelle Monae, symboles du Girl Power de la pop contemporaine, et leurs aînées Cher et Madonna.
Dans mon cœur se réveillent les vieilles angoisses
« I was born by the river
In a little tent
Oh and just like the river
I’ve been running ever since. »
Depuis que le résultat des élections a été annoncé, dans mon cœur se réveillent les vieilles angoisses de ma jeunesse au Bénin. En ce début d’année, je viens de rentrer de mon pays natal, où j’ai fêté avec ma (nombreuse) famille les 90 ans de ma mère Yvonne, une femme qui ne fut jamais soumise et qui, à son âge, danse encore la salsa à deux heures du matin. Elle représente pour moi l’énergie, l’envie de vivre, et ce besoin viscéral de chanter qui n’a jamais quitté l’Afrique – un continent dont on ne sait pas à quelle sauce il sera mangé par l’administration Trump.
En 1983, toute jeune encore, j’ai quitté Cotonou parce que je ne supportais plus la soumission. Mon pays subissait à l’époque une dictature marxiste inflexible. Tout citoyen devait, à tout moment, répéter : « Prêt pour la Révolution ? La lutte continue. » Tout chanteur avait l’obligation d’encenser le pouvoir en place sans qu’on lui concède un quelconque esprit critique.
Or moi, j’avais un rêve de jeune fille : parcourir les continents, affirmer la liberté des artistes, des femmes artistes en particulier, établir avec mes chansons des ponts entre les cultures, et contribuer à soigner la blessure de l’esclavage qui a tellement affecté le Bénin !
Ma musique semble avoir perdu son pouvoir
« It’s been too hard living
But I’m afraid to die
Cause I don’t know what’s up there
Beyond the sky. »
Mais avec l’élection de Donald Trump, ce que je redoute le plus au monde est en train de se produire : l’arrivée d’un monde où l’idéologie est reine, où l’on pointe toujours l’autre du doigt et où toute critique est menacée, découragée, par un tweet vengeur. Pour ma petite famille à New York, c’est comme un échec personnel. Tout ce que nous représentons, le message que porte ma musique semble avoir perdu son pouvoir. Et certains, découragés sans doute, jugent désuète et naïve l’idée que la musique peut être une arme de la tolérance, qu’elle puisse fédérer des individus de couleurs et de cultures différentes.
En quittant le Bénin en 1983, j’avais rejoint la France, pays des droits de l’homme. Et là aussi, lentement, la montée du Front national s’est affirmée, jusqu’à faire peur. Africaine installée aux Etats-Unis, je m’étais sentie plus libre, et aussi plus inspirée par la puissance de la musique américaine. Il y a huit ans, j’ai assisté à l’investiture du président noir Barack Obama. C’était une date historique (dont j’ai rendu compte pour Le Monde), extraordinairement symbolique pour tous ceux qui sont en capacité de reconnaître les ravages du commerce négrier et des siècles d’esclavage qui s’en sont suivis.
Pour ma fille métisse, qui avait 15 ans en 2008, c’était la plus belle promesse d’espoir dont elle pouvait rêver. Je me rappelle encore qu’à Washington, sur l’esplanade, elle serrait dans ses bras une parfaite inconnue en pleurant, tandis que Barack Obama prêtait serment. C’était un rêve américain.
Angelique Kidjo pose avec l’award du meilleur album de world music aux 58e Grammy Awards en février 2016, à Los Angeles. | Chris Pizzello / AP
Une chape de plomb qui se profile
« Then I go to my brother
And I say brother help me please
But he winds up knockin’me
Back down on my knees. »
Mais aujourd’hui, nous avons compris que l’incroyable symbole que représentait un président noir avait un prix : celui d’une réaction impitoyable qui a conduit à l’élection de Trump et au choix des membres de son gouvernement. Cette chape de plomb qui se profile à l’horizon m’a donné la force de venir chanter à la Women’s March, malgré les craintes de mon entourage. Et, alors, projetée devant une foule de centaines de milliers de personnes, entourée de certains de mes artistes et militants favoris, je me suis sentie pousser des ailes !
Angelique Kidjo - A Change Is Gonna Come
Durée : 03:39
A Washington, ce 21 janvier vers midi, le cinéaste et militant Michael Moore vient de finir son discours, nous encourageant à appeler tous les jours le congrès, et c’est bientôt mon tour de chanter. Moi aussi, j’ai choisi d’interpréter A Change Is Gonna Come, non pas dans la version désespérée que j’avais donnée à la Philharmonie de Paris en décembre 2016, écrasée par l’élection de Trump, mais maintenant de façon résolument déterminée : en voyant cette marée de bonnets roses, je suis désormais convaincue que la régression n’est pas inéluctable.
« It’s been a long
A long time coming
But I know
A change gonna come
Oh yes it will. »
La Women’s March avec Angelique Kidjo