Les Yes Men : « Le vide laissé par la gauche est occupé par un fou populiste d’extrême droite »
Les Yes Men : « Le vide laissé par la gauche est occupé par un fou populiste d’extrême droite »
Propos recueillis par Damien Leloup
Le duo d’activistes est invité à la Gaîté lyrique, à Paris, dans le cadre d’une thématique dédiée aux lanceurs d’alerte.
Les Yes Men refont le monde - Bhopal
Durée : 02:38
Ils forment le duo d’activistes le plus connu au monde. Les Yes Men, soit les Américains Andy Bichlbaum et Mike Bonanno, sont passés maîtres dans l’art du canular politique. Ils ont monté de fausses conférences de presse pour annoncer la fin de l’exploitation du pétrole, pour proposer aux industriels des solutions afin de mieux réduire en esclavage les salariés des usines, ou présenté de fausses excuses de la part de la direction de Dow Chemical après la catastrophe écologique de Bhopal, en Inde.
Militants de l’antilibéralisme et de l’écologie, ils ont aussi réalisé trois films dans lesquels ils s’en prennent, selon leurs propres mots, à « l’avidité des entreprises et à la corruption des gouvernements ». Ils seront à Paris ces 27 et 28 janvier pour une projection de leur film, Les Yes Men se révoltent, et pour un atelier d’« activisme créatif » à la Gaîté lyrique. Ils ont répondu à nos question quasiment d’une seule voix.
La campagne électorale de Donald Trump, c’est vous ?
[Rires] Oui. Bien sûr.
Vous n’avez pas le sentiment d’être allés un peu trop loin ? Quel est le message ?
Il est très simple : nous avons besoin de démocratie. Donald Trump et ses soutiens ont nié la démocratie, en faisant en sorte que des millions de Noirs américains ne puissent pas voter. Mais il est aussi vrai que les démocrates ont échoué, et ont abandonné le peuple – tout comme les socialistes en France ou le Parti social-démocrate en Allemagne. Ils se sont convertis à l’agenda néolibéral, qui est à l’opposé de ce que doit être la politique.
Le néolibéralisme est une machine ; les démocrates ont cru que cela pouvait fonctionner pour tout le monde, et désormais, le système a explosé. La seule bonne nouvelle, c’est que nous avons vu que la démocratie existe toujours : le candidat qui l’a emporté est celui que personne, parmi les élites, ne voulait voir gagner… Peut-être que désormais nous pouvons apprendre à nouveau à faire de la politique à gauche.
Dans votre film Les Yes Men se révoltent, vous vous enthousiasmez pour le mouvement Occupy Wall Street. Qu’est-ce qui a changé entre le début des années 2010, qui ont vu naître les « printemps arabes », l’émergence de nouveaux mouvements de gauche un peu partout dans le monde, et 2016, avec le vote en faveur du Brexit et l’élection de Donald Trump ?
Etonnamment, très peu de choses ont changé entre ces deux périodes. Donald Trump a réussi à surfer sur un mécontentement qui était déjà là. C’est vraiment dommage que les démocrates n’aient pas su reconnaître les véritables besoins du peuple ; ils ont perdu leur boussole économique.
Alors, bien sûr, Donald Trump a gagné en trichant, mais au moins il promettait quelque chose de différent. S’il a remporté les Etats de la « rust belt », c’est parce qu’il a pris position sur le libre-échange, qu’il a dit qu’il s’opposerait à l’agenda néolibéral. Il a choisi deux ou trois éléments sur lesquels faire campagne de manière populiste, et les démocrates lui ont laissé le champ libre. Il a même repris des propositions d’Occupy Wall Street, au moment où Barack Obama continuait d’affirmer que les solutions néolibérales fonctionnaient ! La gauche a laissé un vide, et ce vide a été occupé par un fou populiste d’extrême droite…
En 2015, vous aviez mis en scène un faux pardon accordé au lanceur d’alerte Edward Snowden. Juste avant de quitter la Maison Blanche, Barack Obama a commué la peine de la lanceuse d’alerte Chelsea Manning. Qu’avez-vous ressenti en voyant l’un de vos happenings se produire réellement, ou presque ?
C’était formidable. En ce moment, on n’a pas beaucoup de bonnes nouvelles… Pourtant, la possibilité d’être un lanceur d’alerte devrait être un droit fondamental de toute démocratie. Agir pour l’intérêt général, c’est quand même la base de ce qui doit être récompensé dans un système démocratique.
La campagne électorale a été marquée par la diffusion de beaucoup de désinformations favorables à Trump, que les Américains appellent « fake news ». Lorsque vous imprimez de faux exemplaires du « New York Times », ou que vous organisez une fausse conférence de presse, ne faites-vous pas aussi des « fake news » ?
C’est très différent. Nos fausses informations sont toujours sourcées, et on peut toujours remonter facilement jusqu’à nous – elles ne trompent jamais quelqu’un plus de quelques heures. Ce que les sites d’extrême droite ont fait pendant la campagne, c’est vraiment de la désinformation, des choses qui évoquent le Cointelpro [programme du FBI de Hoover visant à perturber le fonctionnement de groupes allant du Ku Klux Klan aux activistes des droits civiques].
Ce que nous faisons se rapproche davantage des modes d’action du mouvement hippie dans les années 1960, comme tenter de faire léviter le Pentagone pour protester contre la guerre du Vietnam. C’est drôle. Lorsque nous piégeons des personnes, c’est uniquement parce que cela fait partie du spectacle. Nous n’essayons pas de les désinformer, mais d’exposer des mensonges sur la place publique en utilisant des mensonges amusants – c’est très différent.
Dans la plupart de vos actions, vous semblez rechercher une importante couverture médiatique. Vous pensez que les médias façonnent l’opinion ?
La majorité des choses que nous faisons ne visent pas à faire changer les gens d’opinion. C’est surtout une manière de galvaniser une base, de donner de l’énergie à des personnes engagées. Nous ne cherchons pas à convaincre une majorité. Nous nous adressons d’abord aux activistes, aux personnes qui s’enthousiasmeront de voir l’Organisation mondiale du commerce piégée, et qui parleront de ce moment pendant des années.
Lorsque nous discutons avec des militants, nous voyons bien que seule une infime minorité est venue à l’activisme en regardant nos vidéos ; mais aussi que nos actions donnent de l’énergie aux personnes impliquées dans les causes que nous défendons. Et puis, c’est impossible de savoir si nos actions font changer les opinions : nous n’avons pas vraiment les moyens de faire des sondages !
Vous animerez, les 27 et 28 janvier, deux ateliers d’« activisme créatif » à Paris. Qu’est-ce que vous y enseignerez ?
Dans ces ateliers, on discute beaucoup de la manière de réussir une action, non pas sur le plan pratique, mais sur le plan narratif. Le premier pas, c’est de reconnaître le rôle de la création artistique dans ce type d’actions, de comprendre ce qui fait que les gens voudront raconter ce que vous avez fait. Par exemple, les militants sous-estiment souvent l’importance que peut avoir une photographie ; mais l’histoire nous montre que des images iconiques sont puissantes.
De très nombreux mouvements qui, dans l’histoire, sont parvenus à leur fin, ont utilisé le storytelling de manière créative. La photo de Rosa Parks assise sur une place réservée aux Blancs dans un bus est restée comme l’une des images les plus puissantes du mouvement pour les droits civiques, et c’est une photo qui contenait tous les éléments d’une bonne histoire que l’on voudra raconter indéfiniment. Les activistes ont tendance à trop se concentrer sur les moyens d’action, et pas assez sur le contexte.
Vous mêlez toujours activisme et humour. Est-ce parce que vous considérez que c’est plus efficace ?
C’est, surtout, ce que nous savons faire. Nous avons débuté dans ce type d’actions presque par hasard ; si nous étions de meilleurs stratèges, nous ferions probablement quelque chose de très différent de nos vies !