Chris Claremont, auteur des « X-Men » : « Se souvenir, mais ne pas banaliser la Shoah en écrivant »
Chris Claremont, auteur des « X-Men » : « Se souvenir, mais ne pas banaliser la Shoah en écrivant »
Propos recueillis par Pauline Croquet
A l’occasion de l’exposition « Shoah et bande dessinée » et du Festival d’Angoulême, le scénariste britannique Chris Claremont (« X-Men ») explique pourquoi il est l’un des rares auteurs de comics à avoir choisi d’aborder l’Holocauste dans ses scénarios.
Quand le célèbre éditeur de comic books Marvel a confié au jeune Chris Claremont les scénarios des X-Men, la bande de super-héros était à l’agonie. Pendant dix-sept ans, et sans interruption, l’auteur britannique aura étoffé l’intrigue et l’histoire des personnages et fait de cette saga un véritable succès commercial. « A l’époque, les super-héros étaient un peu vides. Chris Claremont a donné de la viande à la chose », explique Jean-Pierre Dionnet, cofondateur du magazine de BD Métal hurlant. Invité d’honneur de l’exposition « Shoah et bande dessinée » et de passage au Festival d’Angoulême, Chris Claremont est revenu notamment sur le passé d’un des méchants les plus importants des X-Men, Magnéto, en victime de l’Holocauste.
Chris Claremont, lors de sa venue au Mémorial de la Shoah de Paris, pour l’exposition «Shoah et bande-dessinée». | Mémorial de la Shoah
Votre biographie dit que vous avez rejoint l’industrie du comics par accident. Pourquoi avez-vous décidé de rester ?
Oui, c’est à peu près ça ! Je suis resté quand j’ai réalisé que je gagnais ma vie en écrivant. A la base, j’avais rejoint l’équipe de Marvel comme rédacteur pour quelques mois, puis j’envisageais de retenter ma chance comme acteur, ce qui était ma passion. Sauf que Marvel a continué à me donner plus de travail, et a fini par me confier les X-Men. Je me suis dit : « Eh bien, c’est amusant ! Je reste encore un peu, je jouerai la comédie la semaine prochaine. » Un jour, j’ai levé la tête et j’ai réalisé que cinq ans avaient passé et que je ne jouais pas, mais étais devenu auteur. J’avais fait un choix de vie sans m’en rendre compte.
Vous avez inventé une liste colossale de personnages pour « X-Men ». Auquel êtes-vous le plus attaché ?
J’en ai en effet créé entre quatre cents et cinq cents. La seule réponse que je peux vous donner est que je les connais tous depuis quarante ans et que je ne peux en choisir un plus qu’un autre. Je peux vous donner un nom, mais la seconde d’après j’en aurai un autre en tête, puis un autre. Donc, la réponse que j’ai toujours en réserve, mais qui est aussi ma réponse la plus sincère, est que le personnage dont je suis le plus amoureux est celui que je n’ai pas encore créé.
Couverture de l’un des numéros des « X-Men » écrit par Chris Claremont et dessiné par Dave Cockrum en 1977. Magnéto est au premier plan à gauche. | Marvel comics
Vous êtes aussi réputé pour avoir donné à Magnéto, le supervilain de la saga, un passé très fort, de rescapé d’Auschwitz. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Quand j’ai travaillé sur cette série, nous étions en 1975. J’ai commencé à m’interroger sur qui était Magnéto, pourquoi il a fait ce qu’il a fait. Je me suis dit qu’il devait avoir 40 ou 50 ans d’apparence. En regardant en arrière depuis 1975, je me suis demandé ce qui s’est passé cinquante ans plus tôt, dans les années 1920 – époque à laquelle sont nés mes parents. Quel événement marquant s’est produit à l’aube de leur vie ? La Grande Dépression ? Pas super, pas assez cataclysmique… Et puis oui, évidemment, m’est venue à l’esprit la deuxième guerre mondiale. Quand je regardais Magnéto, ce à quoi il ressemblait, son visage, sa génétique, il ne faisait aucun doute qu’il était nord-européen.
Je me suis demandé quel événement pouvait marquer un Européen au point de tenir une position si radicale, de défendre les siens peu importe le prix, ce qui m’a conduit à la Shoah. Par ailleurs, quand j’étais à l’université, j’avais passé deux mois et demi dans un kibboutz où j’ai côtoyé des survivants de l’Holocauste. Cette expérience est restée dans un coin de ma tête. Le difficile équilibre entre la lutte du peuple d’Israël pour sa survie, mais aussi la cohabitation rude et le conflit avec la Palestine, me paraissaient un excellent modèle pour dessiner un passé à Magnéto.
Dans ce numéro intitulé « Days of Future Past » datant de début 1981, Chris Claremont, John Byrne et Terry Austin imaginent qu’à la demande d’un sénateur, les mutants sont traqués, tués ou internés dans des camps. Une référence à la Shoah évidente. Quelques mois plus tard, Magnéto révèlera son passé de rescapé d’Auschwitz, ce qui explique sa haine pour l’humanité. | Marvel comics
Il y a même un personnage historique qui vous a beaucoup inspiré…
La nature du conflit entre Magnéto et Charles Xavier [personnage central des X-Men] trouve des parallèles dans de nombreux combats de l’histoire moderne, le premier étant pour moi la vie de Menahem Beguin [ancien premier ministre d’Israël]. Il a d’abord été opposant à la puissance coloniale britannique, a vécu dans la clandestinité, commis des actes terroristes. Vingt-cinq ou trente ans plus tard, lui et le président égyptien Anouar Al-Sadate, avec l’aide de Jimmy Carter, signent les accords de paix de Camp David. Ils ont reçu pour cela le prix Nobel de la paix. C’est une évolution extraordinaire. Un parcours du même genre est arrivé en Amérique : celui de Malcolm X qui a commencé par militer pour le mouvement séparatiste des musulmans noirs, mais a finalement collaboré avec son ami Martin Luther King pour l’intégration. J’espérais faire évoluer Magnéto dans la même direction.
Vous avez fait le choix de ne pas représenter directement la Shoah dans vos histoires cependant. Pourquoi ?
En effet, à quelques rares exceptions, elle n’apparaissait que dans des souvenirs. Je ne pouvais pas écrire des scènes qui se déroulaient dans les camps. En ayant connu des gens qui avaient été enfermés là-bas, en ayant mes parents qui avaient vécu et combattu pendant la guerre, cela ne me paraissait pas approprié. Je me sentais trop proche pour écrire un récit dépassionné, qui ne donnait pas le sentiment d’exploiter ce morceau d’histoire. Ma décision en tant qu’artiste a été de l’appréhender seulement dans le présent.
Très peu de BD américaines pendant la guerre et même après ont évoqué la Shoah. Pourquoi ?
Je ne sais pas. J’imagine que les auteurs de l’époque étaient bloqués pour en parler parce que c’était trop proche encore, et que c’était trop horrible pour le coucher sur trois ou quatre pages de BD. Alors oui, Capitaine America a mis un coup de poing à Adolf Hitler, Superman a capturé Hitler et Staline. C’est un souhait merveilleux, mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Depuis, les dessinateurs de BD qui ont voulu aborder ce thème – c’est leur droit en tant qu’artistes et même peut-être leur responsabilité – ont trouvé un moyen de raconter cette histoire. Pas moi. Je pense avoir la responsabilité, envers ceux que j’ai rencontrés et qui l’ont vécue, de dire la vérité, d’être juste sur ce qui leur est arrivé. Tant que je n’aurais pas trouvé la bonne façon de le raconter, je ne le ferai pas.
Un an avant l’entrée des Etats-Unis dans la sexonde guerre mondiale, Captain America assène un coup de poing à Hitler. Mais les auteurs de comics s’en tiendront bien souvent à ces petites intentions et n’aborderont que rarement la question des camps nazis. | Marvel comics
Il est souvent dit que les « X-Men » sont le reflet de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis. Vous vous êtes aussi beaucoup imprégné de l’actualité et de l’histoire pour écrire vos scénarios. Ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis, avec les élections, les manifestations Black Lives Matter, vous inspire-t-il ?
Pas seulement aux Etats-Unis, malheureusement. Si je pouvais écrire aujourd’hui les X-Men comme je le faisais, j’aurais évidemment incorporé ces événements à l’histoire. Je parlerais de l’équilibre entre les idéaux de la déclaration d’Indépendance et de la Constitution et la façon dont les politiques, mais aussi le peuple, perçoivent la réalité. Les idéaux doivent être renforcés, la réalité doit être combattue pour mieux correspondre à ces mêmes idéaux. En tant qu’écrivain, tout ce que je peux faire est de raconter une bonne histoire où les lecteurs vont s’identifier, peut-être créer des liens avec les personnages, et espérer pouvoir y enseigner une bonne leçon.
Encore une fois, en nous rappelant où nous sommes [au Mémorial de la Shoah de Paris], nous devons nous souvenir de ce qui s’est passé mais, par-dessus tout, dans le processus d’écriture, ne pas le banaliser, ni le réduire à une pièce mélodramatique. Nous nous devons de rappeler que l’élimination d’une communauté n’est pas admissible et que cela ne doit jamais se reproduire.
Avez-vous des idées de super-héros qui s’adapteraient à la situation actuelle ?
Toujours, mais je n’en parle jamais. Si j’en parle, je finis par ne jamais les écrire. Du coup, je garde mes idées pour moi jusqu’à temps qu’elles soient publiées.
Les X-Men parlent de façon universelle de différence et de persécution. Quelle serait la morale de l’histoire en une phrase ?
Nous jugeons les gens pour ce qu’ils sont, pas pour ce à quoi ils ressemblent. Par leurs actions et non par nos préjugés.
Votre travail sur les BD « X-Men » a été largement repris dans les adaptations cinématographiques. Y avez-vous collaboré et que pensez-vous des films qui en ont été tirés ?
J’ai fourni la matière de base, et c’est à peu près la seule aide qu’apportent les auteurs de comics à Hollywood. Bryan Singer [qui a réalisé quatre des volets de la saga cinématographique] avait sa propre vision. Ce qui a été fait au cinéma ne diminue en rien mon travail, et mon travail ne diminue en rien la qualité des films, qui se tiennent seuls. En tant que membre de l’équipe de management de Marvel en 1998, je pensais que j’allais finir par être inclus dans l’équipe de production… Cela étant dit, j’ai eu l’énorme chance de voir mes personnages interprétés par une partie des meilleurs acteurs de l’époque. Et c’est tellement amusant !
Je suis un grand admirateur de sir Ian McKellen [qui interprète Magnéto] depuis l’époque où j’étais jeune acteur. J’allais le voir jouer au théâtre et je prenais des notes sur sa façon de jouer. Quand mon épouse et moi nous sommes rendus à la fête suivant la première du film X-Men, je suis allé me présenter à lui. A mesure que je me rapprochais, je redevenais un enfant de 12 ans. Et là, il m’a dit [il change de ton pour imiter sa voix] : « Mon cher garçon, merci infiniment pour le personnage que tu m’as créé. » C’était complètement fou, et c’est quelque chose que peu d’auteurs peuvent vivre. Nous restons dans l’ombre à taper sur nos machines à écrire et ne voyons les films qu’au cinéma, comme tout le monde. Etre remercié de la sorte pour son travail est un énorme compliment.
Aujourd’hui les droits cinématographiques des « X-Men » n’appartiennent pas à Marvel mais aux studios de la Fox. Pensez-vous que cela doit changer ?
Ce qui est frustrant, c’est que les éditions Marvel ont créé une gigantesque famille. Les Avengers ne traînent pas avec les X-Men et les X-Men n’interfèrent pas chez les Quatre Fantastiques, mais ils peuvent faire équipe quand cela est nécessaire. Ils interagissent comme les gens dans la réalité. Le problème, c’est que Fox et Marvel, qui fait partie désormais de Disney, n’ont pas une relation très aisée. A l’inverse, Sony, qui détient les droits de Spiderman, a serré la main de Marvel, et maintenant Spiderman figure dans les films Avengers. Et le résultat est très cool. Le fan qui est en moi adorerait voir les X-Men être incorporés au même mélange cosmique. Pour cela, de grands pouvoirs doivent apprendre à cohabiter. Mais en même temps, ce que fait la Fox avec les films X-Men est excellent. Ce que font Marvel et DC aussi.
Lorsque vous avez commencé, Marvel traversait une crise importante. Aujourd’hui c’est un empire colossal. Cela devait être difficile de prédire un tel futur…
Si j’avais pu imaginer ça, j’aurais acheté plus d’actions dans la compagnie ! Personne n’aurait pu le prévoir. Si quelqu’un avait pu se figurer ce que deviendraient les X-Men, je n’aurais jamais été autorisé à écrire toutes ces nouvelles choses. J’étais un jeune punk, j’ai obtenu la série parce qu’elle était considérée à l’arrêt. « Ce jeune homme veut écrire, laissez-lui sa chance. On ne pourra pas faire pire. » Sauf que ça a marché. Qu’il s’agisse des films ou des livres, les X-Men ont enthousiasmé le public, pas seulement américain, mais j’aime penser mondialement, parce qu’ils parlent d’une lutte qui touche à travers le monde.