Des start-up au secours de l’éducation kényane
Des start-up au secours de l’éducation kényane
Par Bruno Meyerfeld (contributeur Le Monde Afrique, Nairobi)
Remédier aux lacunes du système éducatif du pays, tel est le credo de nombreuses jeunes entreprises innovantes.
Les écoles kényanes brûlent et, heureusement, les start-up ne regardent pas ailleurs. A l’été 2016, les dortoirs d’une centaine d’établissements scolaires avaient été mis à feu par leurs propres élèves en colère, soulevant une vague d’inquiétude dans le pays… mais aussi suscitant l’intérêt de nombreuses jeunes entreprises innovantes.
Car le « burn-out » généralisé ne vient pas de nulle part. « Au Kenya, seule l’école primaire est gratuite, les classes sont surchargées avec 50 élèves en moyenne pour un professeur. Il n’y a pas d’accompagnement individuel et seulement 20 % des étudiants dépassent le secondaire », rappelle Michelle Wangari, chargée des opérations à Eneza Education. Cette start-up (dont le nom signifie « diffuser » en kiswahili), catapultée par la presse « première plate-forme africaine de révision en ligne », est l’une des nombreuses jeunes pousses de la Silicon Savannah de Nairobi qui ont décidé de faire fortune en remédiant aux lacunes du système éducatif kényan.
Eneza, fondée en 2012 par un professeur américain et un jeune développeur basé à Nairobi, revendique déjà plus de 1,7 million d’utilisateurs. L’entreprise offre à tout élève kényan âgé de 10 ans à 18 ans un service d’accompagnement scolaire fonctionnant entièrement par SMS. Le principe : pour 10 shillings par semaine (moins de 0,9 euro), l’étudiant reçoit sur son téléphone des séries d’exercices de révision et de devoirs, sous forme de questionnaires à choix multiple (QCM) et de questions ouvertes, adaptés à son niveau d’étude, auxquels il répond par SMS, avant de recevoir un corrigé allié à des mini-leçons pédagogiques. « Nos élèves passent en moyenne deux heures sur Eneza, deux ou trois jours par semaine. On a aussi quelques utilisateurs qui l’utilisent quatre heures et demie par jour ! », assure Michelle Wangari.
Bon élève du continent
Dans l’un des pays les plus connectés d’Afrique, où 90 % des habitants possèdent un portable, l’idée a fait mouche. Pourtant, avec un taux de scolarisation en primaire de 86 % (sept points de plus que dans l’Afrique subsaharienne) et des institutions d’enseignement supérieur prestigieuses, telle que l’université de Nairobi, le pays faisait partie des bons élèves du continent. « Mais le système est trop centralisé autour des KCPE et KCSE [équivalent du brevet et du baccalauréat], vus comme des sésames pour l’emploi. Les élèves ont l’impression de jouer leur vie le jour de l’examen et sont forcés d’étudier de 8 heures à 22 heures tous les jours tout seul pendant des semaines, en apprenant toutes les questions et les réponses par cœur », rappelle David Adula, journaliste spécialiste d’éducation au quotidien Daily Nation.
« Il y a un besoin urgent de soutien individualisé », conclut Michelle Wangari. Grâce au mode « Ask The Teacher » d’Eneza, l’élève en difficulté peut ainsi demander, toujours par SMS, des conseils à la quarantaine de professeurs employés à temps partiel par la start-up. L’application se veut aussi interactive que ludique et jette des ponts avec l’actualité kényane : un jeu par texto développé par Eneza, baptisé « Où est passée Madame Mandizi ? », met ainsi en scène une fonctionnaire cupide ayant volé 44 millions d’euros initialement destinés à réparer les écoles et payer des bourses que l’élève doit aider à capturer. De quoi rappeler d’embarrassants souvenirs : en 2015, cinq mille candidats au baccalauréat avaient vu leurs résultats annulés pour avoir acheté les réponses à des employés du ministère de l’éducation, forçant depuis lors le gouvernement à stocker les sujets dans des conteneurs métalliques placés sous protection policière.
« Salle de cours numérique »
Mais Eneza n’est pas la seule start-up à essayer de faire du profit sur le dos d’un système éducatif kényan en difficulté. Une autre application développée à Nairobi, baptisée Enewa (« comprendre »), disponible sur ordinateur et tablette, met à disposition des étudiants 15 000 questions posées aux examens du KCSE entre 2000 et 2014, triées par difficulté et matières. « L’élève peut piocher des questions adaptées à son niveau. Ça permet d’être plus efficace pour ne pas tout apprendre par cœur », explique son cofondateur, Mike Kiprorir.
D’autres start-up se battent pour introduire le numérique dans un système encore très traditionnel. Ainsi, eKitabu (« livre », en kiswahili), basée à Nairobi, qui a vendu des manuels scolaires numériques à prix cassés (quelques centimes à une dizaine d’euros), à 650 écoles au Kenya, mais aussi en Ouganda, au Rwanda et au Ghana. Ou encore BRCK, spécialisée dans les routeurs portatifs, et qui propose aujourd’hui aux écoles du pays un « Kio Kit », contenant quarante tablettes et une station WiFi permettant de transformer n’importe quelle classe en « salle de cours numérique » du XXIe siècle.
Ces start-up, qui prospèrent sur l’échec de l’institution scolaire, vont-elles transformer ou tuer l’école kényane ? « Nous ne sommes là que pour compléter ! On s’en tient aux programmes scolaires kényans », jure Michelle Wangari. Il faudra en tout cas passer le col escarpé de la rentabilité. Eneza, malgré son succès, ne dégage pas encore de bénéfices et, avec son prix dissuasif (110 euros par an) – plus d’un mois de salaire minimum –, n’a attiré que deux cents abonnés. BRCK refuse de dévoiler ses chiffres de vente – peut-être décevants – de son « Kio Kit », qui coûte tout de même la bagatelle de 5 000 dollars !
Mais, pour tous, pas question de s’arrêter en si bon chemin. « On a déjà des projets pilotes en Tanzanie et au Ghana, explique Michelle Wangari. Il y a un marché de 112 millions de jeunes Africains pour nos produits. On en vise au moins la moitié. »