Les manchots d’Afrique australe victimes d’un « piège écologique »
Les manchots d’Afrique australe victimes d’un « piège écologique »
Par Audrey Garric
Faute de comprendre les transformations des océans par la surpêche et le changement climatique, les animaux jeunes choisissent des habitats qui ne suffisent plus à les nourrir.
Des manchots du Cap, équipés d’un émetteur par une équipe de scientifiques. | SANCCOB
C’est une étude qui présente deux conclusions majeures. D’abord, pour tous ceux qui ne le savent pas, qu’il existe des manchots en Afrique ; ensuite, qu’ils sont gravement menacés par le changement climatique et la surpêche. Les jeunes individus, faute de comprendre les transformations que subissent les océans sous l’influence de l’homme, choisissent des habitats qui ne peuvent plus répondre à leurs besoins en nourriture. Ils ne parviennent pas à les quitter, ce qui met leur survie en péril. Dans une publication parue dans la revue Current Biology, jeudi 9 février, des scientifiques révèlent pour la première fois l’ampleur et les effets de ce que l’on nomme un « piège écologique » marin.
Le manchot du Cap (Spheniscus demersus) est la seule espèce africaine de cette famille de palmipèdes. Ces petits oiseaux noir et blanc à la démarche chaloupée vivent en colonies sur des îles essentiellement situées entre la Namibie et l’Afrique du Sud. Ils sont classés parmi les espèces en danger par l’Union internationale pour la conservation de la nature car leurs populations accusent un déclin majeur : on n’en compte plus que 50 000, contre 2 millions à la fin du XIXe siècle. En dix ans, de 2004 à 2014, le nombre de couples reproducteurs a chuté de 90 % dans les colonies sud-africaines au nord du Cap.
Les sardines ont disparu en Namibie
Pour comprendre les causes de cette hécatombe, les chercheurs se sont particulièrement intéressés à un écosystème marin, celui du courant de Benguela, qui s’étend le long des côtes de la Namibie et de l’Afrique du Sud occidentale, jusqu’à la péninsule du Cap. Cette zone est connue de longue date comme l’une des plus poissonneuses au monde, regorgeant d’anchois et de sardines, base de l’alimentation des manchots. Mais ces dernières décennies, le changement climatique et la surpêche ont rapidement réduit l’abondance de ces « poissons fourrages » – espèces de petite taille qui servent de nourriture aux plus grosses, mais aussi aux vertébrés marins.
En Afrique du Sud, la hausse de la température de l’eau et les variations de la salinité, ainsi que la pression de la pêche au milieu des années 1990 et 2000, ont déplacé vers l’est les zones de frai de l’anchois et de la sardine, s’éloignant des colonies de manchots situées sur la côte ouest de l’Afrique. En Namibie, les sardines, à force d’être capturées, ont tout simplement disparu, remplacées par des gobies, poissons moins caloriques, et des méduses.
Dans quelle mesure les manchots en ont-ils été affectés ? Entre 2011 et 2013, les scientifiques ont suivi, depuis huit endroits, la dispersion de 54 jeunes manchots du Cap, quittant leur colonie pour la première fois afin de rejoindre la mer. Ils ont équipé les oiseaux, âgés de quelques mois seulement, de balises Argos, reliées à des satellites.
Poissons et plancton dissociés
Ils ont découvert que ces animaux parcourent des milliers de kilomètres pour trouver des zones où les températures de la surface de la mer sont faibles et les concentrations de chlorophylle élevées – signaux qui, par le passé, correspondaient à une forte présence de phytoplancton ainsi que des poissons qui s’en nourrissent. Mais aujourd’hui, en raison des changements rapides qui affectent leur écosystème, les deux éléments ne se retrouvent plus forcément ensemble. Et personne n’a prévenu les palmipèdes.
« Les manchots se rendent encore dans les lieux où le plancton est abondant, mais les poissons n’y sont plus, soit que leurs stocks ont été épuisés, soit qu’ils se sont déplacés », explique Richard Sherley, chercheur à l’université d’Exeter (Royaume-Uni) et principal auteur de l’étude. Une majorité de manchots se sont ainsi déplacés vers le nord sans repérer la migration opposée des anchois et des sardines. Ainsi « ces oiseaux se retrouvent piégés dans un environnement inadapté, alors que de meilleures options existeraient ailleurs ».
Voilà un « piège écologique », concept né dans les années 1970 qui décrit une situation dans laquelle certains animaux, se fiant à des indices trompeurs, choisissent un habitat qui se révèle finalement inadapté, sans pouvoir le quitter.
Succès reproducteur réduit de moitié
Résultat : la survie des jeunes manchots est faible parmi ceux qui se sont retrouvés piégés. Les scientifiques ont réalisé des projections, montrant que leur « succès reproducteur » est inférieur de moitié à celui des oiseaux qui avaient réussi à trouver des eaux riches en nourriture, et où l’impact des activités humaines est resté plus faible.
Comment, alors, protéger les derniers individus d’une espèce promise à l’extinction ? Richard Sherley et ses collègues évoquent plusieurs pistes : déplacer les poussins dans des zones où ils ne peuvent pas se retrouver piégés, fermer la pêche dans certaines zones clés dans lesquelles se nourrissent les manchots, ou encore y augmenter le nombre de sardines.
« Déplacer des individus risque de réduire leur survie en les stressant, estime Yvon Le Maho, écophysiologiste (université de Strasbourg/CNRS) et spécialiste des manchots, qui n’a pas participé à l’étude. Il faut agir sur la surexploitation des pêcheries, qui est la principale cause de la disparition des oiseaux. La meilleure chose à faire est de créer des aires marines protégées, qui rendront également service aux hommes en empêchant l’épuisement des ressources halieutiques et la pullulation des méduses. »
Le manchot du Cap (Spheniscus demersus) est la seule espèce africaine de cette famille de palmipèdes. | SANCCOB