Le spationaute Philippe Perrin, photographié chez lui, à Toulouse, le 24 janvier, est aujourd’hui pilote d’essai pour Airbus. | Arno Brignon pour M Le magazine du Monde

En 2002, Philippe Perrin s’envole à bord de la navette Endeavour, direction la Station spatiale internationale. Aujourd’hui, à 54 ans, s’il reconnaît avoir « touché au sublime » lors de ses trois sorties extra-véhiculaires, l’astronaute est surtout revenu sur Terre avec un fort sentiment d’urgence écologique.

Pilote de chasse dans l’armée de l’air, pilote d’essai, vous avez aussi séjourné quatorze jours dans la Station spatiale internationale (ISS). Vous n’êtes pas vraiment du genre « métro, boulot, dodo »…

J’ai toujours eu le sentiment que tout irait très vite et qu’il fallait donc vivre à 100 à l’heure. Cette conscience aiguë du temps qui file m’a poussé à prendre des risques censés rendre l’existence plus goûteuse. C’est une démarche courante chez les pilotes de l’extrême : puisque la vie est limitée, autant s’imposer soi-même ses limites.

« En 2002, J’ai ramené dans mon vol des gens qui, à l’évidence, avaient pris dix ans. Après des mois dans l’espace, ils se tenaient voûtés, avaient des problèmes d’équilibre. »

Vous n’avez rêvé de devenir astronaute que pour connaître le grand frisson ?

Pas seulement. J’ai des souvenirs très marquants de ma jeunesse au Maroc, où je suis né. Comme nous n’avions pas de télévision, j’ai raté les premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune. Mais souvent, l’été, nous étions allongés en famille sur le sable pour regarder les étoiles. Chaque fois que j’admirais le ciel, j’avais le sentiment que la vérité était là. En même temps, je me demandais si je ne pourrais pas capter une vérité encore plus essentielle si j’étais moi-même en position d’observateur de la Terre depuis tout là-haut. Et notamment, mieux comprendre la place de l’homme dans l’Univers.

Après un an passé dans l’espace, l’astronaute Scott Kelly n’a plus exactement le même profil biologique et génétique que son frère jumeau resté sur Terre. Le temps file-t-il plus vite dans l’espace ?

Dans l’espace, l’horloge tourne normalement mais, en un sens, on vieillit plus vite car les effets physiologiques d’un tel voyage mettent le corps à rude épreuve. Dans un vol habité, du fait de l’absence de pesanteur et à cause des rayonnements cosmiques, les astronautes évoluent dans un environnement qui n’est plus celui pour lequel des centaines de millions d’années d’évolution les ont préparés.

On a coutume de dire qu’une année dans l’espace équivaut à dix ans sur Terre. Les os se fragilisent, les muscles fondent en dépit des exercices physiques réalisés au quotidien. La colonne vertébrale s’allonge : la mienne avait gagné cinq centimètres et, d’après ma femme, j’étais encore plus long de deux centimètres à mon retour. J’ai ramené dans mon vol des gens qui, à l’évidence, avaient pris dix ans. Après des mois dans l’espace, ils se tenaient voûtés, avaient des problèmes d’équilibre.

Est-ce qu’il est au moins possible de bien dormir dans l’espace ?

Pas vraiment. Déjà, il faut penser à tirer les rideaux parce que, à 400 kilomètres de la Terre, le soleil se lève toutes les quarante-cinq minutes. Il est donc difficile de trouver son cycle de sommeil.

« Des gestes en apparence anodins prennent deux à trois fois plus de temps que sur Terre. Le temps que j’ai pris pour regarder la Terre, je l’ai gagné sur mon sommeil ou lors des sorties. »

Et puis, dans l’espace, c’est comme si on dormait debout puisqu’on ne se sent pas pesant. On se retrouve le matin avec les bras qui pendent dans le vide. Alors, il m’a fallu trouver des astuces : ma technique consistait à me placer face à un plafond pour avoir l’impression d’être collé face au lit. Je m’installais aussi près d’une bouche d’air afin de bien respirer. Mon oreiller était retenu par une sangle de sorte à reposer ma tête. Le problème, c’est aussi que le temps consacré au sommeil est court.

Impossible d’être dans la Lune à bord de l’ISS ? Le rythme y est trépidant ?

Un astronaute est comme un petit robot aux ordres de la Terre. Le tempo est battu de façon très serrée, la chasse au temps est permanente. Le planning d’activité prévoit des tâches toutes les dix minutes et il est tellement dense qu’en général le retard s’accumule. Et ce d’autant plus que tout est compliqué dans l’espace.

Pas question de jeter les poils dans le lavabo quand on se rase, il faut les récupérer dans une lingette pour éviter qu’ils ne dérivent et n’aillent encrasser les systèmes électriques. Il faut bien caler ses pieds pour assurer sa stabilité et ne pas risquer de se couper. L’eau n’est pas facile non plus à utiliser en apesanteur. Bref, des gestes en apparence anodins prennent deux à trois fois plus de temps que sur Terre. Le temps que j’ai pris pour regarder la Terre, je l’ai gagné sur mon sommeil ou lors des sorties : je me précipitais pour réaliser mon travail en espérant finir avant le délai imparti.

Y a-t-il des horloges aux murs de la station spatiale ?

L’heure de référence de la mission n’est pas celle de Houston ou de Baïkonour, au Kazakhstan, mais celle du décollage. Le planning prévoit que telle tâche sera réalisée trois heures après l’envol, telle autre un jour et deux heures après… C’est assez déstabilisant au début. Heureusement, les Russes, qui ont l’habitude des vols de longue durée, insistent pour instaurer des moments de convivialité, en particulier pour la préparation des repas, qui permettent de se raccrocher à l’horloge biologique.

Après avoir connu la vitesse extrême en tant que pilote de chasse, la vie dans l’espace est-elle une école de la lenteur ?

Je dirais plutôt qu’il faut apprendre une nouvelle gestuelle. Dans l’espace, on se fait très mal assez vite car on maîtrise mal ses gestes. On glisse, les pieds qui traînent se cognent contre des structures métalliques… Finalement, bouger en apesanteur, c’est évoluer dans un ballet parfaitement chorégraphié. Les gestes doivent être à la fois rapides et précis. En somme, il faut se hâter lentement.

« Pourquoi revenir quand on sait que l’on ne connaîtra plus jamais quoi que ce soit d’équivalent ? On peut parler de Nirvana, si l’on veut, de moments mystiques. »

Qu’avez-vous ressenti lors de vos sorties extra-véhiculaires ?

Un sentiment d’exaltation incroyable : j’étais dans une position d’observateur unique au-dessus de la terre avec cette lumière fantastique, ce regard infini sur toute l’humanité. L’émotion ressentie peut faire penser à celle qui touche les plongeurs du Grand bleu : c’est simple, j’aurais voulu y rester à jamais. Pourquoi revenir quand on touche au sublime et que l’on sait que l’on ne connaîtra plus jamais quoi que ce soit d’équivalent ? On peut parler de Nirvana, si l’on veut, de moments mystiques.

Première sortie dans l’espace réussie pour Thomas Pesquet
Durée : 02:00

Vous avez eu peur de perdre pied, de succomber à ce délice qui ressemble aussi beaucoup à la mort ?

Lors de la troisième sortie, j’étais dans un état de fatigue et de tension extrêmes. C’était une intervention improvisée sur un bras robotique. Je me suis battu comme un beau diable pour réaliser en un temps record cette opération de chirurgie spatiale dont l’échec aurait signé la fin de l’assemblage de la station pendant des années. Je suis revenu vers le sas de la station en pensant à ma famille et en me disant : « Là, il faut revenir maintenant, il y a des gens qui t’attendent. » J’ai également eu une vision de mort lors de ma première sortie : j’étais dans l’inconscience, emporté par l’exaltation.

J’ai vu avec bonheur des aurores boréales auxquelles je ne m’attendais pas. Elles ont pris des formes étonnantes dans lesquelles j’ai cru discerner une tête de mort. J’ai interprété par la suite cette apparition comme une façon de matérialiser la peur refoulée. Sur le moment, la peur n’a pas de place. Mais, si on y songe vraiment, sortir dans le vide absolu sans autre abri qu’une station elle-même bien fragile, c’est de la folie pure.

Est-il difficile d’avoir encore les pieds sur terre au retour ?

C’est un grand défi. Une bonne part de l’entraînement vise à convaincre l’astronaute qu’il est le meilleur. Pendant la préparation puis durant le séjour dans l’espace, on est au sommet d’une pyramide, on devient une sorte de rock star. L’ego est gonflé à bloc, et c’est tant mieux, l’astronaute a besoin de certitudes.

« De là-haut, on voit la Terre comme son vaisseau spatial, celui qu’on nous a donné à la naissance, celui que l’on est en train de détruire. »

Mais, au retour, il se retrouve seul face à son destin. Il lui faut réapprendre à descendre les poubelles. Surtout, il doit retrouver sa place dans la famille, reconstruire son rapport à la vie. Le risque est bien réel de ressasser ce que l’on a été, de devenir d’une tristesse infinie. Voilà pourquoi nombre d’astronautes repartent pour un deuxième voire un troisième vol, espérant repousser l’inéluctable. Mais quoi qu’il arrive, le temps impose sa loi : après avoir été au sommet de sa forme, l’astronaute voit son physique décliner. J’aurais pu retourner dans l’espace pour participer à la dernière mission de réparation du télescope Hubble. Mais j’ai préféré quitter le monde spatial et redevenir anonyme. C’est ma richesse : avoir retrouvé ma place d’individu sur cette Terre.

L’obsession du temps ne vous a pas quitté pour autant…

Non, tout m’y ramène. Mon regard d’observateur privilégié de la Terre m’a fait prendre conscience de l’urgence climatique, que j’ai profondément vécue. L’astronaute, comme le marin au long cours, a une conscience aiguë des ressources limitées qu’il peut utiliser car il est en survie. Dans l’espace, on devient soi-même un petit satellite du berceau de l’humanité et, quand on se retourne, on voit la Terre comme son vaisseau spatial, celui qu’on nous a donné à la naissance, celui que l’on est en train de détruire. En plus, depuis l’espace, il y a un saisissant effet de contraction des échelles, que l’on mesure avec ses tripes : la Terre apparaît comme une toute petite bille aux ressources limitées. À tel point que, à mon retour, j’avais l’impression de marcher sur une boule.

« Mon regard d’observateur privilégié de la Terre m’a fait prendre conscience de l’urgence climatique », explique Philippe Perrin. | Arno Brignon pour M Le magazine du Monde

Là-haut, l’astronaute conçoit aussi très vite comment on peut souiller l’atmosphère, qui est bien ténue. La pollution se voit à l’œil nu : j’ai pu suivre un nuage de particules dérivant de la Chine vers la côte Ouest des États-Unis. À l’inverse, quand on reste sur Terre, il est difficile de ne pas céder à l’impression qu’elle est plate, donc infinie. Si l’humanité avait la chance de voyager dans l’espace, la prise de conscience environnementale serait immédiate : du jour au lendemain, nous vivrions et consommerions complètement différemment.

Vous semblez désabusé. Est-il toujours temps d’agir ?

Plus que jamais. Mais, pour mesurer l’urgence de la situation, il convient déjà prendre le temps de réfléchir. Quand le journal télé annonce que l’été est le plus chaud jamais enregistré, il faudrait arrêter les programmes pour laisser les téléspectateurs intégrer pleinement cette information, plutôt que d’enchaîner avec les résultats sportifs. Nous sommes pourtant à un moment très particulier de l’humanité : grâce au combat de nombreuses générations, nous avons la chance d’être largement protégés contre la faim, le froid, la maladie, les éléments. Et que fait-on de tout ça ? On le dilapide, on trahit ce legs. Nous resterons comme une génération de salauds qui ne laisse rien aux générations futures.

Avez-vous trouvé cette vérité fondamentale que vous cherchiez enfant ?

Au fond, comme tous les aventuriers, on va dans le désert, au bout du monde ou de ses limites pour se retrouver face à soi. Au retour, la question fondamentale se pose : « Qu’est ce que j’ai bien pu trouver ? » Et on se dit que, non, on n’a peut-être rien trouvé, alors que le temps presse toujours plus. Aujourd’hui, j’essaie de comprendre dans la philosophie et les équations de la physique ce que je n’ai pas pu saisir par l’action. Je suis aussi très marqué par le prêtre jésuite et chercheur Teilhard de Chardin qui, au début du XXsiècle, expliquait que l’homme est désormais le vecteur de l’évolution : il peut en faire une réussite ou une catastrophe.

Cette responsabilité est d’autant plus cruciale à rappeler que l’idée selon laquelle l’histoire s’est arrêtée et qu’il n’y a plus qu’à vivre est fortement enracinée en France. C’est faux. Qui peut penser que l’homme va rester homme à jamais ? C’est idiot. Teilhard de Chardin estime que l’ensemble de l’humanité évoluera un jour jusqu’à former un ensemble vivant, une sorte de pensée collective qui s’échappera de la Terre.

Propos recueillis par Damien Dubuc