Cyril Dion : « Le film “Demain” m’a permis de devenir enfin moi-même »
Cyril Dion : « Le film “Demain” m’a permis de devenir enfin moi-même »
Propos recueillis par Catherine Vincent
Le co-réalisateur du documentaire césarisé qui a engrangé plus d’un million d’entrées en France est aussi porte-parole de Colibris, une association qu’il a fondée il y a dix ans avec Pierre Rabhi, aujourd’hui partie prenante de la campagne présidentielle.
Je ne serais pas arrivé là si…
… si je ne m’étais pas fait la promesse, quand j’avais 15 ans, de ne pas devenir un adulte. Ou plutôt : de ne pas avoir trahi mes rêves de jeunesse quand je serais adulte. De ne pas suivre le chemin de tous ceux que je voyais autour de moi − dont mes parents −, qui semblaient y avoir renoncé. Cette perspective me terrifiait d’autant plus que j’avais l’impression qu’à l’école, c’était déjà ce qu’on me promettait. J’avais le sentiment d’être enfermé dans un système qui ne me convenait pas. Je me disais qu’une fois adulte, quand je pourrais choisir moi-même, je ne voulais plus jamais ça.
A quoi avaient renoncé vos parents ?
Mon grand-père était un ami d’enfance de François Mitterrand, ils étaient à l’école ensemble. Très tôt, mon père s’est donc intéressé à la politique. Il aurait voulu devenir diplomate, mais ma mère ne voulait pas voyager sans cesse. Alors, il a renoncé. Et ma mère, je crois, a renoncé à s’exprimer artistiquement. Je l’ai toujours vue peindre quand j’étais enfant, elle a exposé, elle appartenait à un petit cercle d’artistes… Mais elle n’a pas voulu aller plus loin. Quand mes parents ont divorcé en 1990 − j’avais 12 ans −, elle s’est mise à travailler.
Et votre père, qu’a-t-il fait finalement ?
Il est devenu gestionnaire de patrimoine dans une banque. Il a même très bien réussi dans ce métier… qui est à l’opposé de ce que je fais maintenant ! Son boulot, en gros, c’était de rendre les riches plus riches en plaçant leur argent sur les marchés. Il a fini par diriger le service de gestion de patrimoine de la banque OBC. Jusqu’à aller au bout de l’absurdité du système : à 58 ans, il s’est fait pousser hors de son dernier poste, parce qu’il ne rapportait plus assez de dizaines de millions d’euros chaque année.
A l’époque, je dirigeais Colibris, l’association que nous avons créée avec Pierre Rabhi en 2007. Je lui ai demandé s’il voulait se charger de son administration juridique et financière. Il a accepté : huit ans après, il y est toujours. A mes yeux, c’est un peu comme s’il retrouvait une partie de lui-même. Parce que quand il était jeune, c’était Che Guevara et compagnie ! Comment peut-on aimer le Che quand on est adolescent, et devenir patron de la gestion de patrimoine chez OBC ? C’est un paradoxe de la vie qui me fascine.
Colibris, peut-on lire sur son site, est « un mouvement citoyen pour bâtir des modèles de vie en commun, respectueux de la nature et de l’être humain ». Une façon de ne pas trahir vos rêves d’enfant ?
Colibris, aujourd’hui, a pris de l’envergure : 300 000 sympathisants, 1,2 million d’euros de budget, plus d’une centaine de groupes locaux, un grand nombre de projets, une tournée de rassemblements citoyens et de concerts dans six villes de France à partir du mois de mars, pour s’inscrire dans la campagne électorale…
Mais quand on a créé le mouvement avec Pierre et quelques autres, on était marginaux ! Mettre l’écologie au cœur de la cité, à l’époque, cela n’intéressait pas grand-monde… J’ai tendance à m’engager dans les causes qui semblent perdues, et à certains égards, la question écologique en est une.
Quand on regarde honnêtement la situation, on peut avoir de bonnes raisons de désespérer, de se dire qu’on ne parviendra pas à enrayer la destruction de la planète. Parce que ça va trop vite, parce que la plupart des gens ne voudront pas renoncer au confort, parce que les forces en puissance sont très difficiles à renverser, parce que les êtres humains ont beaucoup de mal à s’entendre.
Tout ça me travaille. Au point d’en faire des crises d’angoisse − je dois parfois aller aux urgences −, et d’avoir de gros moments de déprime. Mais je sais que si je fais tout ça, c’est aussi pour réparer des choses à l’intérieur de moi. Que cette obsession pour les causes perdues ou les défis insurmontables vient de fêlures de mon enfance.
Le divorce de vos parents ?
Certainement… Et des drames plus anciens, enfouis dans l’histoire familiale. L’inconscient de ses parents, on l’absorbe de façon presque automatique… Le divorce aussi a été difficile. Et la recomposition familiale qui s’en est suivie. A 19 ans, je suis parti de chez moi. Mais à côté de ces blessures, j’ai senti, tout le temps, l’amour de mes parents. Dieu sait que ça a été compliqué avec eux. Mais je sais l’amour qu’ils m’ont porté, qui m’a permis de devenir ce que je suis.
Quel souvenir gardez-vous de votre adolescence ?
Plutôt bon : je découvrais le goût de la liberté. J’ai fait une crise d’adolescence un peu tardive, et assez rock’n roll : coma éthylique, un peu de drogue, le bordel au lycée, la garde à vue… et la découverte de la musique, les Doors, Led Zeppelin. Il faut dire que j’avais été enfant de chœur jusqu’à 15 ans, alors il fallait que je me rattrape !
Votre famille est très catholique ?
J’ai grandi dans un milieu bourgeois catho de droite, dans les Yvelines, au Vésinet. Mon grand-père paternel était militaire − il a fini général −, ma grand-mère était extrêmement stricte, tous deux étaient pleins de principes et ont donné à mon père une éducation très à l’ancienne, punitions corporelles comprises. Ma mère, c’était la bourgeoisie belge. Catholique également.
Cela dit, mes parents n’étaient pas pratiquants, ils ne mettaient pas souvent les pieds à l’église. Je suis devenu enfant de chœur parce que mes copains le faisaient, et que je voulais être avec eux.
Mais très vite, la préoccupation religieuse a commencé à me travailler. Je posais au curé des questions auxquelles il n’avait pas de réponse. Du genre : « Est-ce que Jésus est aussi allé sur d’autres planètes ? », ou « Pourquoi tant d’incohérences dans certains passages des Ecritures ? » J’étais un peu l’emmerdeur de service !
Pour moi, l’édifice catholique s’est rapidement craquelé. Mais la question spirituelle m’a toujours taraudé. J’ai beaucoup lu sur les expériences de mort imminente, je m’intéresse à la méditation, à la physique quantique, à la relation entre la matière et la lumière…
Après le bac, vous avez suivi des cours d’art dramatique. Pourquoi ne pas être devenu comédien ?
Quand je suis sorti du lycée, je n’avais aucune idée de mon avenir. J’avais fait du théâtre à l’école, cela m’avait plu : je m’inscris donc à l’école d’art dramatique de Jean Périmony. Là, je trouve un espace où je peux m’exprimer, où mon besoin de reconnaissance est un peu assouvi. Je peux monter sur scène, je rencontre ma compagne, Fanny, avec qui je suis toujours aujourd’hui…
Quand j’ai passé mon audition de troisième année, je jouais Richard III. Je ne comprenais pas pourquoi notre prof m’avait donné ce rôle, moi qui étais un mec un peu timide, assez malingre… Mais en le jouant, j’ai découvert une partie de moi dont je n’avais absolument pas conscience − la violence, l’autorité, la mégalomanie. Il avait eu l’intelligence de me donner un rôle qui me permettait de m’explorer, de mieux me connaître.
Mais une fois sorti de l’école, les castings de pub pour Danette ou McDonald, c’était autre chose ! Je jouais des petits rôles dans des téléfilms assez catastrophiques, je passais mon temps avec des gens à qui je n’avais rien à dire, dans des projets qui n’avaient rien d’artistique… Je me suis décidé à chercher autre chose.
Et cela vous a mené où ?
A cette époque, Fanny avait des soucis de santé, et on ne trouvait pas de solution avec la médecine traditionnelle. On découvre la médecine douce, ça marche, ça me passionne… Je vais donc me former en réflexologie plantaire pendant un an, et pendant une autre année je vais masser les pieds des gens chez Warner Music et Sony Music.
On est dans l’année 2000, en pleine crise du disque, ils sont tous pressés comme des citrons et terrifiés à l’idée de perdre leur boulot… Au bout de dix minutes de manipulations, la moitié d’entre eux pleuraient ou avaient un fou rire tellement ils étaient tendus ! Pour la première fois, je découvre que je peux faire quelque chose d’utile pour aider les autres.
Et c’est alors que je rencontre Alain Michel, qui a créé dans les années 1980 l’ONG humanitaire EquiLibre : il vient de monter la fondation Hommes de parole pour créer du dialogue en amont des guerres, notamment dans le cadre du conflit israélo-palestinien, et cherche quelqu’un pour l’aider à coordonner ses opérations.
C’est comme ça que je suis passé, quasiment du jour au lendemain, d’une cabine de massage à la Warner Music à l’organisation du premier congrès mondial des imams et des rabbins pour la paix, qui a réuni 400 leaders juifs et musulmans du monde entier dans un hôtel, en 2005, pendant quatre jours ! Cette expérience a fait mon éducation géopolitique et humaine. Elle m’a permis de comprendre ce que c’était qu’un conflit insoluble.
Comment êtes-vous passé du conflit israélo-palestinien à Colibris ?
En rencontrant Pierre Rabhi. Il avait tenté de se présenter aux élections présidentielles de 2002, j’en avais entendu parler ici et là. Cet homme qui posait en bretelles au milieu de son champ, cet agriculteur d’origine algérienne qui tenait des propos à l’opposé de ce que les autres candidats racontaient, cela m’intriguait.
J’ai fini par aller le voir en 2003 à la Grande Halle de La Villette, à l’occasion d’une conférence avec Nicolas Hulot. Et quand j’ai décidé, fin 2006, d’arrêter de travailler pour Hommes de parole, lui et quelques amis m’ont proposé de créer le mouvement des Colibris.
Vous aviez déjà la fibre écologique, à l’époque ?
Cela commençait, mais à l’échelle individuelle. C’est Pierre qui m’a fait comprendre que ce qui se jouait en matière d’écologie était beaucoup plus profond, et que c’était tous les fondements mêmes de notre société qu’il fallait remettre en question. C’est une des rencontres qui m’a vraiment changé, qui me change encore aujourd’hui. Il y a des choses qu’il m’a dites il y a dix ans que je comprends seulement maintenant.
En 2016, vous réalisez avec Mélanie Laurent le film « Demain », dont le sous-titre est : « Partout dans le monde des solutions existent ». Comment est né ce projet ?
D’un burn-out que j’ai fait en 2012. Il m’a permis de comprendre que j’étais en train de vouloir « sauver le monde » pour de mauvaises raisons, et que j’étais dans une boulimie d’actions qui devenait dingue.
En 2012, je dirigeais Colibris, une collection chez Actes Sud (Le Domaine du possible), un magazine (Kaizen), j’écrivais un roman et Demain, et j’ai deux enfants… A un moment, le corps a dit « stop », et l’esprit aussi. J’ai suivi une thérapie pour comprendre ce que j’essayais de réparer et ce que je voulais faire profondément de ma vie. Cela m’a permis de prendre conscience qu’il y avait deux mouvements en moi, sans doute aussi forts l’un que l’autre : un besoin viscéral de créer et de m’exprimer artistiquement, et celui d’être utile et d’avoir un impact sur le monde.
Faire Demain, c’était une façon de réunir les deux. Ce film m’a permis de me rassembler. De devenir enfin moi-même. C’est aussi le moment où j’ai publié un recueil de poèmes : j’écris de la poésie depuis que j’ai 17 ans, mais pour la première fois, je me suis autorisé à me dire que j’étais peut-être aussi un artiste.
Plus d’un million de spectateurs en France, le César 2016 du meilleur documentaire… Le succès de « Demain » a-t-il changé votre vie ?
Cela m’a donné l’émotion profonde de voir que ce à quoi je croyais avait un impact, et dépassait le plafond de verre des seuls militants. Et cela m’a apporté la légitimité et les moyens de continuer. La liberté de choisir ce que je fais, le temps d’écrire et de réfléchir : c’est le luxe ultime !
Je suis en train de terminer un roman, d’écrire un film de fiction, un film d’animation. Depuis trois ans, je réalise profondément mes rêves, mes passions. Et cela confirme ma théorie, qui est qu’on accomplit d’une certaine façon ce que ses parents n’ont pas réussi à faire. On les complète. Mon père voulait faire de la politique, ma mère avait la fibre artistique, et moi je suis en train de faire quelque chose qui réunit ces deux désirs-là.
Dans la campagne électorale actuelle, Hamon comme Mélenchon sont porteurs d’un projet environnemental et social. Qu’en pensez-vous ?
Je trouve ça encourageant. Cela prouve que les idées que nous − Colibris et beaucoup d’autres − essayons depuis des années de rendre accessibles et populaires ont infusé dans la société. Que ces idées sont en train d’investir le champ politique, et donc le débat public.
Cela dit, je ne me fais aucune illusion : j’ai côtoyé assez de responsables politiques et de gens de pouvoir pour savoir qu’un candidat ne suffira pas à changer les choses. Pour que ça change, il faut une mobilisation populaire très forte. Et il faut transformer les institutions. Mettre en place des outils qui permettent aux citoyens de s’emparer de la question politique au jour le jour. Comme en Suisse, où la démocratie représentative s’accompagne de mécanismes de démocratie directe tels que les référendums d’initiative populaire.
Le mouvement Colibris vient de lancer « l’appel du monde de demain ». Une série de « rassemblements citoyens » est prévue à travers la France jusqu’à juin.
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