Les chiffres sont tombés et ils sont plutôt décevants. Après plus d’un mois de campagne d’enregistrement, la Commission électorale indépendante (IEBC) a annoncé, mardi 21 février après-midi que seuls 3,7 millions de nouveaux Kényans étaient allés s’inscrire sur les listes électorales. Les espérances se situaient entre 4 et 6 millions.

Achevée dimanche soir, la campagne d’incitation est donc un demi-échec. Pourtant, la IEBC avait déployé les grands moyens en vue des élections générales prévues début août : 25 000 centres d’enregistrement, reconnaissables à leurs petits parasols verts, avaient été montés dans tout le pays pour aller chercher les 9 millions de Kényans qui ne sont toujours pas inscrits sur les listes – soit tout de même un tiers du corps électoral.

Mobilisation en demi-teinte

Les politiques avaient aussi mouillé la chemise. Le président sortant, Uhuru Kenyatta, et le chef de l’opposition, Raila Odinga, ont battu la campagne et fait le tour de leurs fiefs pour pousser leurs partisans à s’enregistrer en masse : le Kenya central, peuplé des tribus Kikuyu, Embu et Meru, pour le premier ; l’Ouest et les bidonvilles de Nairobi, où vivent Luo, Luhya et Kamba, pour le second.

Pendant un mois, le pays a vécu au rythme de cette précampagne un peu folle. Ici et là, des bodas bodas (moto-taxis) ont refusé de prendre tout passager majeur qui ne serait pas enregistré et des grossistes de vendre de l’alcool à des électeurs non inscrits. Une représentante de l’opposition est allée jusqu’à appeler les femmes du pays à pratiquer la « grève du sexe » tant que leur partenaire n’était pas passé sous les parasols de l’IEBC.

Watch Kenyan President Uhuru Kenyatta Dab
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M. Kenyatta y est même allé d’un petit pas de danse, effectuant sous le regard des caméras un dab – mouvement chorégraphique de hip-hop – dans les jardins du palais présidentiel. « Depuis vingt ans, on n’avait jamais vu une telle suractivité à ce stade de la campagne, s’ébahit Lucas Kimanthi, expert à la Commission nationale du Kenya pour les droits humains (KNCHR). Au Kenya, les tribus votent comme un seul homme, pour leur candidat. Les politiques ont besoin que le maximum de leurs partisans soient enregistrés. Odinga et Kenyatta savent que l’élection se joue maintenant », analyse-t-il.

Comment expliquer cette mobilisation en demi-teinte ? « Il y a une forme de lassitude, de colère et de désillusion chez les Kényans, qui voient se répéter l’éternel duel dynastique entre Kenyatta et Odinga », décrypte Benji Ndolo, analyste politique à Nairobi. Ces deux derniers ont déjà chacun été trois fois candidat à la présidentielle – et leurs pères respectifs étaient les premiers président et vice-président du pays.

Soupçons de manipulation

« Il y a aussi la sensation que, quoi qu’il arrive, les élections seront truquées et le résultat manipulé », poursuit M. Ndolo. En 2013, Uhuru Kenyatta l’avait emporté au premier tour avec seulement 50,51 %. De forts soupçons de fraudes avaient entaché sa victoire et, sur ce terrain, la campagne d’enregistrement n’a pas rassuré. De gros retards ont ainsi été constatés dans la distribution des cartes d’identité, nécessaires à l’enregistrement, en particulier dans les zones défavorables au pouvoir. Fin janvier, l’IEBC a reconnu que près de 129 000 électeurs partageaient le même numéro de carte d’identité ou de passeport. L’opposition n’a cessé d’accuser le gouvernement et la commission d’enregistrer illégalement des mineurs, des personnes décédées et même des étrangers ougandais ou éthiopiens.

Des violences ont également été signalées, notamment à Kisumu (ouest), fief de l’opposition, où des bandes de jeunes ont dressé des barrages routiers, forçant passants et automobilistes à montrer leur carte d’électeur au risque d’être agressés ou rackettés. Pour ne rien arranger, l’organisation Chabab, alliée à Al-Qaida, a dérobé début février des kits biométriques de l’IEBC lors d’une attaque menée dans la ville d’Arabia, à la frontière somalienne. Un temps, la rumeur a circulé que les djihadistes pourraient dérober des données importantes, voire enregistrer leurs propres partisans – vite démentie par l’IEBC.

L’organisation des élections générales entre maintenant dans sa phase finale. Mais l’opposition soupçonne déjà le gouvernement de vouloir manipuler la présidentielle avec l’aide des services secrets. « S’ils continuent à vouloir influencer le résultat de l’élection par les moyens de la fraude, les services secrets vont faire éclater cette nation et l’envoyer aux chiens », a prévenu M. Odinga. Une prédiction inquiétante, dix ans après les violences post-électorales de 2007, qui avaient fait 1 200 morts et un demi-million de déplacés.