Laura Lange à O21 : « La grande souffrance contemporaine, c’est le poids de l’initiative »
Laura Lange à O21 : « La grande souffrance contemporaine, c’est le poids de l’initiative »
Propos recueillis par Marine Miller
La philosophe s’intéresse aux problèmes concrets des entreprises et préfère poser des questions plutôt que d’apporter des réponses.
« Philosophe en organisation », c’est ainsi que se présente Laura Lange, doctorante à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Elle était l’invitée de la conférence « Certains métiers ont-ils plus de sens ? », du nouvel événement du Monde, O21/s’orienter au 21e siècle, les 15 et 16 février à Villeurbanne (Rhône), et dont la prochaine étape se déroulera les 4 et 5 mars à Paris, à la Cité des sciences et de l’industrie.
La philosophe appelle notamment à se méfier des « effets de mode » et à considérer avec humilité que le « sens » d’aujourd’hui n’est pas figé et ne sera pas automatiquement celui de demain.
Vous avez fait des études de philosophie, vous préparez aujourd’hui une thèse à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Vous avez aussi construit une activité de philosophe « professionnelle ». Racontez-nous votre parcours.
Laura Lange : Par amour des lettres, j’ai choisi la filière littéraire au lycée. Puis, en terminale, je me suis éprise de la philosophie. J’envisageais des études de communication, mais j’avais du mal à délaisser la philosophie. J’ai fait le choix de m’inscrire en première année de philosophie à la fac, dans l’espoir de poursuivre mes études dans des écoles de communication. Mais le cœur l’a emporté sur la raison et j’ai poursuivi mes études à l’université jusqu’à devenir un petit rat de bibliothèque, la tête dans le guidon.
En fin de master, pour pouvoir enfin appliquer ce que j’avais appris dans la « vraie » vie, j’ai choisi le champ de la santé (maternité, fin de vie, maladie d’Alzheimer, etc.). Je prépare aujourd’hui une thèse de philosophie pratique [branche de la philosophie qui a pour objet les actions et activités des hommes] sur la gestation pour autrui, sous la direction de Chantal Delsol, à l’université Paris-Est.
Je construis en parallèle mon activité de philosophe professionnelle. Mon activité de conférencière et de consultante invite les personnes à se lancer dans un saut de la pensée et à plonger dans une relecture des problématiques professionnelles. Je conduis les équipes à prendre du recul sur la gestion de leurs pensées et de leurs actions en entreprise. Les entreprises, quelles qu’elles soient, me proposent par exemple d’intervenir sur des thématiques très variées, telles que la qualité de vie au travail, le changement, l’optimisme ou plus communément le travail, qu’est-ce que travailler aujourd’hui.
De mon côté, je travaille ces thématiques comme pour une dissertation. Je rentre chez moi et pendant un certain nombre d’heures je construis une présentation. Sauf qu’au lieu de rendre ma copie à un professeur, je présente mon travail devant une assemblée, et je suis rémunérée pour cela.
L’importance accordée au sens et à la recherche de celui-ci – dans son orientation, ses études ou son métier, sa vie – est-elle nouvelle ?
Ce qui a changé, c’est le rapport aux normes traditionnelles aujourd’hui, dans une société individualiste où de nombreux piliers sont tombés : l’autorité de l’Etat, la religion, la famille etc., nous avons moins de référentiel commun, et donc moins de réponses préétablies, déjà faites à « qu’est-ce qui fait sens ? » En un sens, c’est une belle opportunité parce que plusieurs modèles se déploient, mais nous pouvons aussi nous éprouver, perdus à la croisée de possibles qui ne cessent de se multiplier. Plus on multiplie les choix, plus il est compliqué d’agir pour l’individu car le poids de l’initiative pèse et guette ardemment.
La grande souffrance contemporaine, c’est le poids de l’initiative : en un sens vous êtes responsable de la vie que vous menez. Si vous recroisez un ami cinq ans après l’avoir quitté, vous lui souhaitez fortement de ne pas être là où vous l’aviez quitté, vous vous attendez, si ce n’est à un « plus », du moins à un « autre », à un changement, à du différent.
Aussi est-il essentiel dans notre société néolibérale, une société où cavalent les cavaliers seuls, les individualistes, de se mettre le pied à l’étrier et de cheminer, de cravacher, d’avancer, d’évoluer. Au risque d’avancer dans tous les sens sans que cela fasse sens pour nous.
On entend souvent que la société actuelle est en perte de sens. En effet, à multiplier les sens, les directions, les possibles, les savoirs, les techniques…, il devient complexe de se repérer. Néanmoins c’est une époque qui appelle comme jamais à l’agilité, à un travail individuel et collectif de (re)-positionnement relativement à tout ce qui évolue.
Voici un contexte qui appelle à trouver ce qui fait sens aujourd’hui. Or, avant de trouver, il faut chercher. Une chose me semble primordiale, à savoir l’humilité de considérer que quel que soit le sens que l’on trouve aujourd’hui, celui-ci n’est pas figé et ne sera pas automatiquement celui de demain.
Tout le monde peut-il se permettre de se poser la question du sens ?
Tout le monde peut se poser la question du sens de sa vie. Néanmoins, certains y seront plus accoutumés que d’autres en raison de leur éducation, de leur contexte familial, personnel, professionnel. Certains seront plus aptes à formuler des interrogations claires et sensées. « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », disait Descartes dans son Discours de la méthode, mais la façon d’en user diffère selon l’usage qui est fait de sa raison, « car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. (…) Ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent ».
Si tout le monde peut prendre le temps de se poser la question du sens, nous n’avons pas tous les mêmes ressources pour y répondre. Pour réaliser la vie qu’on aimerait avoir, il vaut mieux avoir des moyens, qu’ils soient de l’ordre immatériel de la connaissance ou de l’expérience, ou d’ordre matériel, tels que financiers, pour se lancer. N’est-il d’ailleurs pas plus aisé de répondre à sa quête de sens lorsque l’on a l’opportunité et l’assurance notamment matérielle de pouvoir le faire ?
On comprend que quitter son poste d’ouvrier à la chaîne pour se lancer dans un projet entrepreneurial qui tient à cœur représente un risque, notamment familial, plus important dans les démarrages de l’activité ou en cas d’échec que pour celui qui n’aurait pas ces questions budgétaires à se poser. Je précise cela simplement pour déculpabiliser ceux qui sont en mal de se lancer.
Selon les dernières études d’insertion de jeunes diplômés, notamment celles de la Conférence des grandes écoles, l’entrepreneuriat fait rêver de plus en plus de jeunes qui disent ne pas trouver leur place dans des entreprises traditionnelles. Comment expliquez-vous cette tendance ?
Il est vrai que l’entrepreneuriat est de plus en plus présenté comme l’une des clés de l’épanouissement personnel. Une des clés nous permettant de prendre la clé des champs du salariat, qui s’apparenterait à une nouvelle forme de servitude volontaire. Un modèle pyramidal vivement discuté et disputé aujourd’hui.
Marc Simoncini, fondateur du site de rencontres Meetic, expliquait dans un article de presse : « Pour inventer, il faut être libre, et pour être libre, il faut être entrepreneur. » Il ajoute que pour entreprendre « la liberté compte plus que l’argent ». N’empêche que si cela fonctionne, la possibilité de gagner de l’argent se révèle alors bien plus importante que dans le salariat. Aussi l’entrepreneuriat fait-il rêver les cavaliers qui aspirent de plus en plus à mettre le pied à l’étrier. Derrière l’entrepreneuriat résonnent la liberté et la responsabilité : « C’est à porter de main et de volonté alors osez ! »
Ce qui renvoie à la question du poids de l’initiative qui pèse sur les épaules de nos contemporains. Aujourd’hui, si vous n’avez pas réussi votre vie, c’est en grande partie de votre faute.
L’humanitaire ou l’économie sociale et solidaire sont souvent cités comme des voies plus porteuses de sens que d’autres. Pourquoi ?
Parce qu’elles en reviennent à l’homme ! Je crois que l’essentiel d’une entreprise, ce sont ses salariés, sans eux, sans leur investissement, cette dernière ne pourrait prendre de sens, de directions. Il me semble qu’oublier ou négliger cela serait s’égarer et courir le risque de couler. Aussi aujourd’hui tous les projets qui en reviennent à l’homme, sa qualité de vie, à la nature, son humble demeure, en reviennent aux fondations, à ce qui fait sens à l’origine.
Néanmoins je veille à la nuance et à la résistance d’une tentation que nous avons actuellement qui serait de considérer que certains métiers n’auraient pas de sens. Il y a des effets de mode. Tout ce qui semble aujourd’hui se présenter comme étant à contre-courant de la société actuelle et de ses valeurs consuméristes ou performatives ferait sens. Or si chacun peut s’interroger sur le sens de son métier – le trader, la femme de ménage, l’intellectuel, l’ouvrier – chaque métier peut également être un métier sensé à condition qu’il soit exercé avec raison.
« La vanité est le sixième sens », a écrit Thomas Carlyle [1795-1881]. Gare donc à ne pas vouloir courir le sens absolument comme si celui-ci était à trouver. Il me semble essentiel de savoir raison garder. Le sens ne s’acquiert pas comme un outil ready-made mais se conquiert. Or, nous cherchons aujourd’hui surtout des réponses pour (re)-donner du sens à nos vies. Je crois que l’on s’apaiserait beaucoup si on partait plutôt du principe que le sens réside moins dans les réponses que l’on trouve – ou cherche absolument à trouver – que dans les questions que l’on se pose à ce sujet.