Claude Sarraute en janvier 2017. | PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE/FLAMMARION

Je ne serais pas arrivée là si…

… Si je n’avais pas couché ! J’ai l’habitude de dire que je suis entrée au journal Le Monde, le 1er janvier 1953, sur le dos. Grâce à un amant dont je suis tombée amoureuse, avant de savoir qu’il était journaliste au service étranger.

Mais le journalisme n’était pas votre première envie professionnelle ?

Non, je voulais être actrice, bien sûr ! Comme toutes les gamines je voulais devenir une star. A 10 ans, grâce à mon grand-père, j’ai vu mon premier film : Blanche-Neige. Quel bonheur, mais quel bonheur ! Elle était belle, la méchante ! Vous ne pouvez pas savoir le nombre d’auditions que j’ai passées ! Mais on engageait ma réplique !

Malgré tout, cela ne me décourageait pas. Ça a marchoté pendant quatre ans. J’ai joué des pièces de Romain Weingarten et de Roland Dubillard, du théâtre d’avant-garde, le seul qui comptait aux yeux de mes parents. Contrairement au boulevard, où il fallait parler le plus naturellement possible, l’avant-garde nécessitait de parler différemment. Comme je parlais faux, j’étais prise. Plus tu disais faux, plus tu avais l’air bizarre et grotesque, plus c’était bien.

Vous dites avoir été élevée avec vos sœurs « comme des fils de la bourgeoisie du début du XXe ». Que votre mère vous a donné des prénoms unisexes parce qu’elle aurait voulu avoir des garçons et que, du jour au lendemain, elle a remplacé vos poupées par des soldats de plomb…

Oui, c’est moi qui ai tout pris. Mes petites sœurs, elles, ont trouvé les petits soldats et ont commencé à jouer avec.

Cela rend comment d’avoir été élevée ainsi ?

A ne penser qu’à ça : rêver d’avoir des poupons en celluloïd et des enfants. Je me suis inventé deux petits garçons que j’habillais et déshabillais dans ma tête. Je fantasmais dessus toute la journée. Ce qu’on n’a pas dans la vie, on l’a dans la tête.

Votre mère, Nathalie Sarraute, célèbre femme de lettres, figure du Nouveau Roman, que vous a-t-elle appris ?

Qu’il fallait bosser et qu’il ne fallait être ni coquette ni menteuse. J’ai appris cela au prix cher. Enfant, moi et ma meilleure copine avions chacune une boîte de bonbons. La nuit, pendant qu’elle dormait, je piquais dans la sienne. Ma mère a tout de suite compris. Ce fut le scandale ! Mais pour elle, il ne fallait surtout pas taper mais expliquer. Elle faisait du Dolto bien avant l’heure.

Quant au travail, qu’est-ce que j’ai pu me faire engueuler ! A chaque fin de premier trimestre, juste avant Noël, ma mère et moi étions convoquées chez le professeur principal. Ma mère écoutait, n’en rajoutait pas, mais à la sortie… Le ciel me tombait sur la tête.

Bonne fille, parce que cela m’embêtait qu’elle me fasse la gueule, je m’y mettais. A Pâques, j’étais parmi les trois premiers de la classe, c’est cela qu’il fallait. Revenaient les grandes vacances, et là, je me vautrais à nouveau dans ma paresse. J’adore la paresse ! Quant à la coquetterie, j’ai toujours été dingue de fringues et j’ai fait de la gym tous les jours, je me pesais tous les matins nue parce qu’à une époque, mes modèles c’étaient les mannequins, les cover-girls. J’ai toujours fait le contraire de ma mère.

Vous avez découvert par hasard votre judaïté…

Un jour, j’avais 10 ans, mon grand-père maternel me demande : alors ma petite Claude, ta maman m’a dit que tu allais à la cantine de l’école alsacienne, c’est comment ? Je lui réponds que c’est dégueulasse. Et pourquoi, m’interroge-t-il ? Je lui réponds : « Parce que l’intendant est juif. » « Et qu’est-ce que c’est, un juif, d’après toi ? » Je lui dis ce que j’entends dans la cour de récréation : un être avare, méchant, avec un gros nez, les cheveux frisés, les oreilles décollées.

Mon grand-père se lève et m’annonce : ce que tu ne sais apparemment pas, ma petite fille, c’est que Jésus-Christ est juif, je suis juif et tu es juive. Je me suis sauvée. Je vous jure que si je m’étais vue dans un miroir la peau noire avec de grosses lèvres cela m’aurait fait moins d’effet. Je ne pouvais plus me regarder dans une glace.

Le lendemain, à l’école, mes camarades reprennent leurs insultes sur les « yourtes » et les « youpins ». Je leur annonce qu’ils ne peuvent plus dire cela devant moi. « Pourquoi ? », me demandent-ils. « Parce que je suis yourte, je suis juive quoi. » Ils me répondent : « Oh ma pauvre ! » Ce « Oh ma pauvre ! » m’est resté en travers de la gorge.

Et vos parents ne vous avaient jamais rien dit ?

Il fallait bien que je l’apprenne un jour. Mais ils étaient tellement cultivés et ma mère tellement areligieuse… Ils passaient chaque été en Union soviétique, et pendant ce temps j’étais en pension.

Quant à la guerre, je n’arrive plus à en parler. Ma mère a toujours refusé de porter l’étoile, se cachait avec mes sœurs en région parisienne, a été dénoncée trois fois. Moi, je suis restée à Paris avec mon père. Je me souviens être allée tous les jours à la même heure à bicyclette à l’Hôtel Lutetia dans l’espoir de retrouver ma gouvernante allemande. Elle n’est jamais revenue.

Quand on a cru que Paris était libéré, avec mes sœurs et mes parents on a fêté ça avec une boîte de lait sucré dans une casserole d’eau bouillante (pour faire du caramel) et une bouteille de monbazillac. Puis, ce soir-là, je suis sortie seule dans Paris. A la Libération, ma mère, mes sœurs et moi sommes allées sur les Champs-Elysées pour voir de Gaulle descendre l’avenue.

A quel moment avez-vous décidé d’arrêter les castings et de changer de métier ?

A cause d’une paire de chaussures aperçue un jour dans une vitrine du faubourg Saint-Honoré et que je voulais absolument. J’étais entretenue par mon mari de l’époque, qui me payait aussi des cours de théâtre chez Michel Vitold et Tania Balachova.

Il en a eu marre et m’a dit : « Si tu en as envie, t’as qu’à descendre dans la rue pour faire le trottoir et tu gagneras de quoi te les acheter, tes pompes. » Furibarde, je cours à la première cabine téléphonique venue et j’appelle ma mère. Je lui raconte la situation et elle me dit qu’il a raison, que je ne travaille pas à la passe mais pire, au mois !

Comment se passent vos premiers pas dans le journalisme ?

Pendant les premières années au Monde, comme j’avais fait du théâtre et que je me piquais d’être comédienne, on m’a donné la ligne Programme des théâtres et des cinémas. Ensuite on m’a « promue » : j’avais le droit d’écrire des phrases courtes comme « Reprise au théâtre Truc de la pièce Machin ». Puis j’ai eu le droit de faire des titres. Tous les jours, j’allais à la Comédie-Française et à l’Opéra pour savoir qui avait été promu pensionnaire, qui allait jouer tel ou tel rôle. Ça, c’était un must. Si j’arrivais le matin chez mon chef de service et qu’il avait déjà vu dans Le Figaro une info que je n’avais pas annoncée… c’était un hurlement de fureur.

Vous étiez impatiente d’écrire davantage ?

Attendre, attendre que ça se passe. Tous les jours je pleurais dans l’escalier. Le garçon d’étage, César, me trouvait pleine de larmes.

Quand avez-vous arrêté de pleurer ?

Quand on m’a permis de titrer : « Micheline Presle chez Hébertot ! »

Comment est venue cette idée de chronique que vous avez tenue pendant dix ans en dernière page du « Monde » ? Est-ce vous qui avez proposé d’être la « Mme Tout-le-Monde », la « pipelette de service » ?

Je l’ai travaillé, promené pendant sept ans dans ma tête. Je l’ai imaginé – le style, le ton. On me riait au nez. Je me disais : comment faire pour taper fort, pour faire le contraire de ce qu’on faisait à l’époque ?

J’ai d’abord eu la rubrique Variétés, ensuite la critique de télévision. Puis j’en ai eu mare et j’ai réfléchi. Je n’avais pas de plan de carrière mais je me demandais comment être la meilleure de ma cour ? Attention, pas sauter une cour, mais dans ma cour, j’ai toujours voulu être la meilleure. Meilleure que les autres critiques de variétés, meilleure que les autres critiques de télé. Etre la première. Faire vendre Le Monde : c’était mon rêve.

Des statistiques ont montré que les lecteurs regardaient le Plantu et tournaient le journal pour lire ma chronique. Quand j’ai su que je faisais vendre, je me suis dit que c’était le maximum que je pouvais espérer. Rédiger tous les jours cette chronique, obtenue grâce au directeur de l’époque, André Laurens, était à la fois une angoisse terrible et un excitant. Cette période de ma vie au journal était géniale. J’adorais cette vie en communauté. En plus, on était continuellement en période électorale interne, avec radio-couloirs.

Receviez-vous beaucoup de lettres de lecteurs ?

Ah oui ! Dont une avec mon nom écrit au caca. D’autres avec des couches. Il y en a une dont je me souviendrai toute ma vie : dans sa lettre de désabonnement, un lecteur écrivait : je n’en peux plus, il faut que j’ouvre toutes les fenêtres avant de faire entrer cette merde dans mon appartement. On est en hiver et je risque d’attraper froid (elle rit). Mais j’ai aussi reçu d’un lecteur anonyme une plaque de rue à mon nom (elle la montre). Cela m’a fait très plaisir.

Des regrets ?

Bernard Pivot avait une chronique tous les matins sur RTL. Et moi tous les soirs sur la dernière page du Monde. Arrive l’été. RTL m’appelle : « Pivot va prendre ses vacances, pourriez-vous le remplacer ? » Deux chroniques par jour et pas un jour de repos, cela faisait beaucoup, j’ai refusé. J’en parle par hasard à mon directeur : « Ils t’ont proposé ça et tu n’as pas accepté ! Mais enfin tu es folle ou quoi ! Pour Le Monde, c’était formidable ». Cette histoire me trotte encore dans la tête.

Vous dites que vous avez toujours eu une « addiction » à l’actualité ? D’où vient-elle ?

J’étais vraiment une journaliste-née. Comment peut-on s’ennuyer une seconde à regarder ce qui se passe ? Avec l’affaire Trump cet été on s’est bien marrés. Je déteste le béni-oui-oui : « Ah ce qu’il est méchant !, ah ce qu’il est vulgaire ! », etc. Ça n’a aucun intérêt. Ce qui est excitant, c’est de voir s’il va mettre de l’eau dans son vin, bref comment il va tenter de réussir son coup. C’est beaucoup plus intéressant que cet imbécile de Fillon. L’histoire est banale, ils le font tous. Bon, les enfants à peine étudiants rémunérés, c’est un peu beaucoup.

Comment avez-vous intégré « Les Grosses Têtes » ?

On commençait à parler de mes chroniques dans les dîners en ville : « Vous avez lu le Sarraute d’hier, dites donc, elle y allait fort… » Mais personne ne savait à quoi je ressemblais. Alors on m’invitait pour voir la gueule que j’avais. Et Philippe Bouvard m’invite. Ça colle entre nous. Il me réinvite, me réinvite et j’entre aux « Grosses Têtes ». J’y suis restée dix ans. Avec Jean Yanne, Olivier de Kersauson, qu’est-ce que je me suis amusée ! C’était fantastique. Puis Philippe Labro m’a virée, et ensuite Laurent Ruquier m’a appelée.

Vous le connaissiez, Laurent Ruquier ?

Pas du tout. J’avais sorti un livre et mon attachée de presse me dit : « Tu vas faire “Rien à cirer” sur France Inter. » Je ne connaissais pas cette émission. Ruquier me fait une présentation au Kärcher. Pas de cadeau. Et moi, humour juif oblige, plus tu me charries, plus je rigole. Je pissais de rire.

Un peu plus tard, son programmateur m’appelle pour me demander d’être dans l’émission pour faire la critique télé. Je lui réponds : « Ah ça non, mon petit garçon. Je l’ai fait dix ans dans Le Monde, je ne vais pas recommencer maintenant. » Ils m’ont quand même fait venir parce qu’il avait gardé une bonne impression.

Parmi les personnalités que vous avez rencontrées tout au long de votre carrière, quelles sont celles qui vous restent en mémoire ?

Il y en a deux, parce qu’elles ont été déterminantes dans ma vie privée. Un jour, je vais interviewer Marcel Achard. En arrivant, je lui dis : « Je suis très obsessionnelle et je ne peux pas vous parler de votre pièce tant que je ne vous ai pas évoqué mon souci du moment. J’ai un bébé de quelques mois, où vais-je pouvoir l’emmener en vacances ? » Achard me répond : « Marquez sur votre cahier, l’île de Bréhat. » J’y suis allée plusieurs années, puis en me promenant en face sur la côte j’ai découvert la plus jolie maison qu’on puisse imaginer et elle est à moi.

Une autre fois, je rencontre Marcel Aymé. J’attends un nouvel enfant et je ne trouve pas de prénom. « Appelez-le Martin, comme tous mes héros. » Je lui ai dit merci et je l’ai embrassé !

Vous dites que vous êtes agnostique mais que vous faites une fois par an des incantations à « Sweet my Lord ». Que lui demandez-vous ?

Que ça continue. De « persévérer dans l’être ».

Qu’est-ce qui vous retient le plus à la vie ?

Je ne sais pas. Mon médecin m’a dit : je veux que vous écriviez, ça va vous faire un bien fou. Sur le moment, j’ai trouvé l’idée idiote. Et puis le temps a passé, et tout d’un coup j’ai cette idée de génie : est-ce que j’attends d’être complètement infirme, de me retrouver dans un mouroir à être nourrie avec une paille ou est-ce que je passe à l’acte et je me sers de mon « abonnement » à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité pour me faire piquer ?

Je me suis bien amusée à écrire ce bouquin. Cette idée qu’on peut tirer sa révérence quand on veut est phénoménale. Mais à moins de souffrir de douleurs atroces et qu’on supplie d’abréger ce calvaire, c’est très difficile de se suicider. Sauf si on le fait pour moi. Mon seul problème, c’est que j’ai la trouille et que je ne veux pas avoir mal.

Mais la maladie, vous l’avez pourtant déjà connue, dans votre vie ?

Oui, un cancer du sein. Trois opérations. Mais je n’ai jamais eu peur de mourir.

Quelle épitaphe voudriez-vous sur votre tombe ?

« Je vous avais bien dit que j’étais malade ». 

Propos recueillis par Sandrine Blanchard

« Encore un instant » de Claude Sarraute, éditions Flammarion, 180 pages, 19 €.

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