La saison des procès de l’après-putsch est ouverte en Turquie. Dans treize villes du pays – Istanbul, Ankara, Bursa, Malatya, Antalya et d’autres – les tribunaux jugent ou vont juger une partie des participants présumés du putsch raté du 15 juillet : 32 civils, 61 policiers, 1 516 militaires.

Le procès le plus emblématique se déroule en ce moment à Mugla, une ville paisible du sud-ouest du pays, où 47 personnes, pour la plupart des militaires, sont citées à comparaître pour avoir tenté d’assassiner le président Recep Tayyip Erdogan dans la nuit du 15 au 16 juillet.

Décrit par le procureur en chef, Necip Topuz, comme « le plus important de l’histoire de la Turquie », le procès, dont le verdict est attendu en juin, aidera-t-il à faire la lumière sur un moment clé du putsch ?

Dans la nuit du 15 au 16 juillet, au plus fort des affrontements entre loyalistes et putschistes à Ankara et Istanbul, le président Recep Tayyip Erdogan, alors en congé dans la station balnéaire de Marmaris, sur la côte égéenne, doit quitter précipitamment les lieux quelques heures avant l’arrivée d’un commando venu l’assassiner ou l’enlever.

La perpétuité requise six fois par personne

Pour les autorités turques, le prédicateur Fethullah Gülen, qui dirige sa confrérie secrète depuis les Etats unis où il vit en exil depuis 1999, est le commanditaire de l’insurrection. Son dessein était d’éliminer le président, d’où l’opération de Marmaris.

L’imam Gülen, qui nie toute implication, figure en numéro un sur la liste des 47 accusés du procès de Mugla, avec la mention « en cavale ». Ali Yazici, qui était l’aide de camp personnel du président Erdogan à l’époque des faits, est lui présent sur le banc des accusés.

En tout, 37 hommes doivent répondre de multiples charges, dont « tentative d’assassinat du président », « appartenance à un groupe terroriste », « entrave à l’ordre constitutionnel ». La plupart sont des militaires aguerris, membres de commandos d’élite de l’armée, ceux à qui l’Etat fait appel pour des missions secrètes sur des théâtres de guerre, dans les régions kurdes du Sud-Est et hors des frontières du pays. Pour chacun d’entre eux, le parquet a requis six fois la perpétuité. Une vingtaine d’avocats les défendent, et autant sont présents au nom des parties civiles, auxquelles M. Erdogan s’est adjoint.

Sept autobus escortés par des blindés

Les audiences ont lieu sous étroite surveillance policière dans une salle de la Chambre de commerce de Mugla, celles du tribunal étant trop exiguës. Chaque matin, alors que le convoi des accusés, sept autobus escortés par des blindés Cobra, pénètre sur le parking arrière, toutes sirènes hurlantes, le sniper qui arpente le toit du bâtiment est en alerte maximum, les policiers sont nerveux.

Les familles se dirigent à pas pressés vers l’intérieur, soulagées que les manifestants qui réclamaient la pendaison pour les accusés à l’ouverture du procès, le 20 février, ne soient plus là. A 9 h 15, Ayse se présente au contrôle. Voici huit jours qu’elle ne rate pas une audience, en soutien à son frère qui comparaît. Elle ne veut pas révéler son nom de famille, « de peur que cela lui nuise ». Pour elle, son frère, un sous-officier des forces spéciales, « n’a jamais fait qu’obéir aux ordres de son supérieur », le général de brigade Gökhan Sahin Sönmezates.

C’est sous son commandement qu’en début de soirée, vendredi 15 juillet, à l’Académie militaire d’Istanbul, une équipe de professionnels est recrutée pour effectuer ce qu’il présentera alors comme « une mission spéciale ». « Une routine pour ces hommes dont c’était le travail quotidien et qui ne pouvaient ni demander des précisions, ni discuter les ordres », explique l’avocat Harun Gözübüyük, qui défend la cause de son frère aîné, le capitaine Muammer Gözübüyük, 34 ans, numéro huit sur la liste des conjurés.

Harun tente de reconstituer ce qui s’est passé grâce aux bribes de récit recueillies auprès de son frère, lors de leurs entrevues, très surveillées, en prison. Celui-ci lui a raconté qu’une fois transportés par hélicoptère à Cigli, une base militaire des environs d’Izmir, sur les bords de la mer Egée, les hommes du commando ont dû attendre cinq heures leur départ en mission.

Voyant cinq hélicoptères Sikorsky alignés sur le tarmac et approvisionnés en kérosène, ils ont pensé qu’il s’agissait d’une « opération sérieuse, décidée dans le cadre de la chaîne de commandement ». « On leur avait pris leurs portables, ils n’étaient pas au fait de la tentative de putsch », assure Harun. Plus tard dans la nuit, « leur supérieur leur a dit qu’ils devaient aller chercher le président et le ramener sain et sauf sur la base d’Akincilar », le QG des putschistes non loin d’Ankara. « Il leur a montré la déclaration publiée sur le site de l’état-major, selon laquelle l’armée avait pris le pouvoir, tout en leur rappelant qu’en cas d’insoumission, ils risquaient la cour martiale. »

Une mauvaise série noire

Son frère n’a rien à voir avec la confrérie de Gülen, « il est un farouche kémaliste, attaché à la République ». La plupart des accusés disent la même chose. Leur supérieur, le général Gökhan Sahin Sönmezates, a démenti lui aussi au tribunal toute appartenance à la confrérie. En revanche, il a reconnu sa participation à l’opération de Marmaris. Il a dit avoir agi sur ordre de l’état-major, une mission qui consistait à ramener le président sain et sauf au QG des conjurés et non à le tuer. Mais le donneur d’ordre, le général factieux Semih Terzi, ne peut plus rien confirmer ni infirmer, ayant été tué la nuit du soulèvement.

Pour le reste, l’accusation s’appuie sur les dépositions de deux « témoins secrets », dont les surnoms – « chapeau » et « corbeau » –, bien que fort sérieusement prononcés par le président de la cour, Emirsah Bastog, font penser à des acteurs d’une mauvaise série noire.

Selon leurs témoignages, le général Gökhan Sahin Sönmezates était présent à la réunion préparatoire au putsch dans une villa à Ankara, à laquelle participait aussi Adil Öksüz, l’imam de la base d’Akincilar. Agissant pour le compte de Gülen, Adil Öksüz lui aurait apporté personnellement le plan jusqu’en Pennsylvanie pour qu’il le signe, sans qu’on ait jamais retrouvé ni la trace de ce plan, ni celle du messager. Brièvement interpellé au lendemain du putsch, l’imam Öksüz a été relâché et il n’a plus réapparu depuis.

Les putschistes incapables de savoir où se trouve Erdogan

Les récits de ces préparatifs bien huilés contrastent avec les dépositions des accusés, frappantes en ce qu’elles révèlent d’impréparation de la part des putschistes. Arrivé à Izmir à 22 heures, le commando ne partira pas en mission avant 3 heures du matin car personne ne sait où est le président. Au général Gökhan Sahin Sönmezates, qui téléphone aux conjurés sur la base d’Akincilar pour en savoir plus, il est dit qu’il pourrait se trouver dans deux hôtels différents. Lorsqu’à 3 h 30 le commando amorce sa descente héliportée sur l’hôtel Grand Yazici, le président n’est plus là, son avion a décollé de Dalaman à 1 h 43.

Une fois sur place, le commando doit affronter la contre-offensive des forces de sécurité, placées aux abords de l’hôtel après le départ du président. Deux policiers sont tués. « 5 000 douilles ont été ramassées, 4 900 tirées par des policiers, le reste par le commando », assure Harun l’avocat. Le procès va-t-il contribuer à faire la lumière sur les heures obscures du putsch ? Nursel Alban, représentant du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste) à Mugla, est sceptique : « Jusqu’ici on n’a toujours rien compris, était-ce un putsch ou une révolte ? »