« Comment imaginer que la jeunesse de ce pays puisse se construire dans un tel foutoir moral ? »
« Comment imaginer que la jeunesse de ce pays puisse se construire dans un tel foutoir moral ? »
Pour le sociologue Marc Hatzfeld, les jeunes manquent parfois d’expérience pour apprécier les enjeux d’une élection aussi foutraque, mais ils ont une qualité : celle de distinguer ceux qui ne sont pas des bonimenteurs véreux.
Manifestation étudiante à Lyon. | ROBERT PRATTA / REUTERS
TRIBUNE. J’ai rencontré, il y a quelques semaines, des jeunes issus de milieux populaires d’une ville du centre de la France qui avaient passé plusieurs jours à Calais (Pas-de-Calais) pour y faire la connaissance de réfugiés asiatiques. Plus tard, ils sont partis pour Lesbos (Grèce) y voir de leurs yeux l’arrivée et l’accueil d’autres réfugiés. Ils s’apprêtaient à faire le voyage vers le sud de l’Italie dans le même objectif. Lors des fins de semaine, ces jeunes impriment des tracts et les distribuent sur le marché afin de convaincre les citoyens adultes que les réfugiés ne sont pas des terroristes mais méritent notre hospitalité.
J’ai rencontré dans une ville de la périphérie parisienne un groupe de jeunes, venus presque tous des mêmes milieux, qui se rencontrent les samedis pour inventer, échanger et pratiquer des jeux vidéo, des jeux de rôles et des jeux de société. Ils découvrent que la pratique de la rencontre dans le jeu leur ouvre l’intelligence et le monde autant que leurs programmes scolaires.
J’ai rencontré dans une ville moyenne de l’est de la France un groupe de jeunes occupé à tisser des liens linguistiques et gastronomiques afin de se connaître entre gens originaires de régions du monde aussi différentes que le Portugal, la Bosnie ou le Sénégal.
Les murs de nos villes sont peints de graphes admirables de drôlerie et d’inventivité artistique qui ont quelque chose de Basquiat. Des danseurs de hip-hop font la manche en virevoltant sur une dalle de centre commercial ou s’entraînent au Cent-quatre.
Il existe en France une jeunesse debout, vive, foisonnante d’imagination et de générosité. Tous les jeunes ne sont pas des anges, loin s’en faut, mais ces exemples attrapés à la volée prouvent jour après jour qu’elle dispose toujours, cette jeunesse, de son potentiel de créativité, de joie et de partage.
Seuls face au monde
Je vois cependant aussi et de plus en plus, dans certains quartiers, des hommes et même des garçons à peine pubères imposant leur autorité sur les pratiques vestimentaires, relationnelles et sociales des femmes et des filles.
J’entends des insinuations homophobes, antisémites, misogynes, anti-musulmanes ou anti-françaises. Je remarque, là où on ne l’aurait pas imaginé il y a une génération, l’énoncé tranquille et solide de discours religieux péremptoires soumettant tout ou partie de la population à un contrôle insidieux.
Là où, il y a trente ans, la solidarité était de règle, j’observe des frilosités et des peurs, des haines et des refus de savoir. Je constate que de plus en plus de jeunes des milieux populaires se soumettent aux injonctions du repli familial, culturel ou religieux.
Je rencontre des responsables associatifs courageux mais inquiets de voir monter des discours abrupts concernant le respect des autres, la place des femmes, l’espace public, l’autorité républicaine ou l’école. Entre les surenchères de la haine des uns et la lâcheté naïve des autres, ces jeunes sont seuls face au monde.
Spectacle grotesque
Car le fond de tableau de ces constats saisis dans cet hiver 2017 est le spectacle d’une élection française. Prenons un pas de recul. Rappelons que deux des protagonistes majeurs de ce spectacle électoral sont fortement soupçonnés d’avoir permis des emplois fictifs tout en criant au complot comme des gorets qu’on assassine.
Autre fond de tableau, autre présumés innocents, on découvre que la matraque qui doit servir aux représentants de l’ordre pour assurer cet ordre, échappe parfois à son titulaire pour aller se planter dans l’anus d’un garçon. On entend à cette occasion avec stupeur qu’il n’est pas si méchant de traiter un jeune de « bamboula » et que contrôler les jeunes à leur faciès est une pratique admise.
On se rappelle que bien des policiers font leur difficile et admirable métier de façon exemplaire, mais que certains de ces fonctionnaires passent le plus clair de leurs journées à courser des gamins pour les prendre en flagrant délit de fumette tandis que jamais l’institution policière ne prend sur elle de mettre en cause des pratiques indignes comme les premières ou imbéciles comme cette dernière.
On n’oublie pas qu’un ancien ministre de l’intérieur devenu président court à toutes jambes pour échapper au bruit de casseroles qui le poursuit tandis qu’un maire devenu ministre de l’intérieur puis premier ministre s’était fait épingler à déplorer trop de Noirs dans un quartier de sa ville. La liste est infinie, le spectacle grotesque continue devant les yeux du monde ébahi.
La rage et le désespoir
Comment peut-on imaginer que les jeunes gens et jeunes filles de ce pays puissent se construire psychiquement, mentalement, moralement ou politiquement dans un tel foutoir moral ? Comment peut-on imaginer une seule seconde que, dans pareil tohu-bohu, des jeunes puissent reconnaître et estimer l’héritage qu’on leur propose au nom de droits humains, de Lumières, de Fraternité ou d’Egalité ?
Devant les minables turpitudes que leur offre la génération des adultes qui prétendent gouverner ce pays ou qui leur donnent des leçons de morale religieuse depuis tous bords, ils sont déchirés entre la rage et le désespoir.
La rage les conduit à des transgressions brutales qui se retournent toujours contre eux. Le désespoir les invite à franchir des frontières pour aller trouver la mort en Syrie ou dans d’autres batailles criminelles et absurdes. Bien sûr, ils sont responsables de leurs actes dès lors qu’ils sont majeurs, mais ils ne sont pas les seuls.
Comment arrête-t-on une machine politique qui a échappé au contrôle d’une tradition de considération réciproque pourtant si ancienne ? Je vois la colère et la folie monter avec le désespoir de la jeunesse et je crois que la responsabilité en incombe aussi totalement à ceux qui montrent le visage d’une élite arrogante et corrompue comme à des prédicateurs de haine aussi menteurs qu’incultes.
Une situation de rupture
J’ai longtemps considéré qu’en dépit de quelques lustucrus cupides, la profession politique était superbe de courage et d’abnégation. La situation de rupture qui est la nôtre aujourd’hui oblige cependant cette profession politique à être à la hauteur de l’émergence d’un monde neuf qui gicle dans des directions discordantes, parfois avec violence.
A la hauteur donc de ses propres discours sur le monde, à la hauteur des grands mythes qui suggèrent des repères à ce pays dans la bourrasque, à la hauteur de l’idée qu’elle se fait de la terre et de ses habitants, à la hauteur des défis qu’elle prétend relever.
Les responsables politiques n’imaginent pas à quel point la jeunesse de notre pays est impatiente de respecter les hommes et les femmes qui nous gouvernent pour leurs actes et de les apprécier pour ce qu’ils sont au fond d’eux-mêmes.
Les jeunes manquent parfois d’expérience pour apprécier les enjeux d’une élection aussi foutraque, mais s’ils ont une qualité cristalline que les adultes semblent sur le point de perdre, c’est celle de distinguer les femmes et les hommes qui sont à la hauteur des bonimenteurs véreux ou des dangereux bouffons. Car ce monde qui émerge est le leur et ils n’en ont point d’autre.
Marc Hatzfeld
Dernier ouvrage paru en France : « Les Lascars » (éd. Autrement, 154 pages, 15,30 €)