Violences faites aux femmes : « le problème majeur est la formation de tous les intervenants »
Violences faites aux femmes : « le problème majeur est la formation de tous les intervenants »
Isabelle Steyer, avocate au barreau de Paris, spécialiste du droit des victimes et des violences conjugales, a répondu à vos questions.
Isabelle Steyer, avocate au barreau de Paris, spécialiste du droit des victimes et des violences conjugales. | Antonin Sabot / Le Monde
Constance : Peut-on remarquer une évolution sur le nombre de crimes sexuels en France ces dernières années ? Si oui, quel genre d’évolution ?
Isabelle Steyer : Il est très difficile de le chiffrer dans la mesure où le nombre de plaintes ne correspond en aucun cas au nombre de délits ou crimes commis. Le « chiffre noir » des agressions sexuelles est extrêmement lourd : entre 90 et 99 % des agressions ne sont pas dénoncées. On constate cependant une augmentation du nombre de plaintes concernant les crimes et agressions sexuelles. Ces plaintes concernent aussi bien les femmes majeures que les mineures.
Par conséquent, le nombre de condamnations augmente. Les délais de prescription sont rallongés depuis plusieurs années par le biais de différentes lois qui se sont succédé. Le rallongement du délai de prescription fait automatiquement augmenter le nombre de plaintes.
Le délai de prescription vient d’augmenter, le 27 février dernier. Il faut savoir que les lois de procédure ne sont pas rétroactives, cette loi sera donc applicable pour les crimes et délits à venir. Jusqu’au 27 février 2017, le délai de prescription était de 3 ans pour les agressions sexuelles et violences conjugales, et de 10 ans pour les crimes à l’exception des crimes commis sur mineurs. Aujourd’hui, il est de vingt ans à compter de la majorité de la victime, ou de vingt ans à dater des faits, pour une femme majeure.
Emilie : Lorsqu’une femme trouve le courage de porter plainte pour attouchement ou viol, que l’affaire va jusqu’au procès mais qu’au final il y a un non-lieu faute de preuves, comment fait-elle pour se reconstruire ?
Il y a de nombreux non-lieux en fin d’instruction, relaxes devant les tribunaux correctionnels, et acquittements en cour d’assises. À mon avis, il est important d’indiquer à la victime que la justice est aussi un lieu pour dénoncer et pour tenter de faire avancer ces questions, même s’il est insatisfaisant de voir l’agresseur sortir libre. La parole de la victime a quand même été prise en compte, et le fait d’avoir participé à une enquête, à une instruction, et d’avoir bénéficié d’un procès, a mis en cause l’agresseur.
Ce dernier a été longtemps sous contrôle judiciaire, donc avec interdiction de la rencontrer. Donc l’institution a quand même entendu pendant plusieurs années la victime, même si les preuves contenues dans le dossier ne permettent pas de parvenir à une décision de culpabilité. La condamnation est le résultat juridique de l’évaluation des preuves. C’est une chose à laquelle j’essaie de préparer mes clientes.
Sete : A-t-on une idée du nombre de viols requalifiés en agression sexuelle, alors que les faits relèvent bien du viol, pour permettre à la victime de bénéficier au moins d’un procès devant le tribunal correctionnel ?
C’est une excellente remarque. Il faut tenter de faire respecter la qualification exacte des faits que les victimes subissent. Par souci de gestion rapide et à moindre coût, le juge d’instruction propose une disqualification du viol (qui est un crime passible de la cour d’assises) en agression sexuelle, qui est un délit qui ressort du tribunal correctionnel. Il n’y a pas de chiffres sur les requalifications, mais à titre personnel, on me le propose dans la moitié des dossiers, pour ne faire juger devant la cour d’assises que les viols « les plus graves », en fait avec circonstances aggravantes (en réunion, sur mineures, avec armes, séquestration…).
Isabelle Steyer, avocate au barreau de Paris, spécialiste du droit des victimes et des violences conjugales, a répondu en direct aux questions des internautes. | Antonin Sabot / Le Monde.fr
MYT : A vous lire, on a l’impression que le cadre légal est là, et que finalement le problème se situe ailleurs… Quelles sont les priorités pour améliorer la prise en charge des violences faites aux femmes, selon vous ?
L’accueil est d’abord déterminant, notamment au moment du dépôt de plainte. Il faut que la victime se sente entendue et comprise, et il ne faut pas que des questions culpabilisantes lui soient initialement posées. À ce jour, il n’existe pas de formation obligatoire pour les policiers. Il existe deux jours de formation obligatoire au sein de l’École Nationale de la magistrature, et aucune formation pour les experts (psychiatres, enquêteurs sociaux, psychologues). Les médecins ne sont pas formés à cela, alors même que ce sont souvent eux les premiers interlocuteurs des victimes.
Le problème majeur est donc la formation de tous les intervenants, y compris pour la suite de la procédure. Pour poser les bonnes questions, éviter les mauvaises, évaluer le stress post-traumatique de la victime, et donc son préjudice. Si chacun des intervenants est formé on parvient à construire un dossier solide. Dès qu’un intervenant n’est pas formé, il va invalider le dossier et le travail fait précédemment dans le cadre de l’instruction ou de l’enquête.
Il faut aussi faire évoluer les mentalités sur les questions de genre et d’égalité femmes hommes. Par exemple, on posera toujours à une victime femme la question « pourquoi étiez-vous dans la rue à quatre heures du matin », et on ne la posera jamais à un homme.
Elo : Je vous remercie de vous rendre disponible pour répondre à nos questions. Quelles sont les sanctions prononcées contre les conjoints violents (violence dans le terme le plus général : violence morale, sexuelle) ?
Les peines encourues en théorie sont de trois ans fermes ou de cinq ans fermes en fonction des circonstances aggravantes. Le premier obstacle est le classement sans suite de la plainte, une décision pour laquelle le parquet n’a pas obligation de donner un motif. Il y a aussi toutes les mesures alternatives aux poursuites, comme la médiation pénale : on place face à face l’auteur et la victime, et un délégué du procureur de la république (non magistrat) demande à Monsieur de ne pas recommencer. Cette mesure est inefficace. A mon avis, elle ne fait que valider la violence, puisque l’agresseur n’est confronté à aucune peine ni aucune obligation de soins. De plus, la victime n’est pas protégée par une éventuelle interdiction d’approcher le domicile.
Pacou : Qu’en est-il de l’introduction du harcèlement moral dans le droit pénal français et au niveau international ?
Le harcèlement moral au sein du couple existe depuis juillet 2010 dans le code pénal français. C’est une nouveauté juridique qui a beaucoup de mal à être appliquée par les tribunaux et qui est réclamée par les femmes. Le problème du harcèlement moral dans le couple est que la preuve est extrêmement difficile à établir. Par définition, c’est une violence morale, donc il n’existe aucune preuve physique et matérielle des violences subies. Le seul témoignage de la femme est indispensable mais inefficace pour prouver la violence morale.
Il faut des preuves extérieures au couple (témoignages de voisins, interventions des policiers, témoignages de collègues de travail, emails, textos). La violence est commise en tête à tête, dans le huis clos familial, donc il est impossible d’obtenir des témoignages des mots ou des actes qui constituent le harcèlement moral. On a d’ailleurs quasiment le même problème en droit du travail. Il y a aujourd’hui moins de cinquante condamnations par an pour harcèlement moral en droit du travail et 80 condamnations pour harcèlement sexuel au travail par an.
Le 8 mars sur Le Monde
Pour mieux comprendre les problèmes anciens et récents de l’égalité femmes-hommes, Le Monde.fr vous propose d’échanger, au cours de la journée du 8 mars, avec des expertes :
- 10 h 30 : « Harcèlement, violences : les droits des femmes sont-ils respectés en France ? » Retrouvez le compte-rendu de la discussion en direct avec Isabelle Steyer, avocate au barreau de Paris, spécialiste du droit des victimes et des violences conjugales :
- Midi : « Quelles sont les raisons de l’écart des salaires entre hommes et femmes ? » Discussion en vidéo, par un Facebook Live, avec Séverine Lemière, économiste, professeure à l’université Paris-Descartes, spécialiste de l’égalité salariale.
- 14 heures : « Dans l’espace public, filles et garçons sont-ils à égalité ? » Discussion avec Edith Maruéjouls, docteure en géographie, spécialiste de l’égalité dans la cour d’école, les loisirs des jeunes et l’espace public.
Nos journalistes à Paris et nos correspondants dans le monde suivront les mobilisations. Une « grève » des femmes à l’appel d’organisations féministes débutera officiellement à 15 h 40. A Paris, un rassemblement organisé par des associations, des ONG et des syndicats est prévu place de la République à partir de 14 heures. Il sera suivi d’une marche jusqu’à l’opéra Garnier, à 17h30.
Vous pourrez également retrouver tous nos articles, cartes, tribunes et analyses sur des problématiques aussi diverses que l’éducation, la parité en politique ou le harcèlement sexuel au travail dans notre direct consacré à cette journée et à la « une » du Monde.fr.