Bouillon de culture entre Afghans et Normands
Bouillon de culture entre Afghans et Normands
Par Angélique Vallez-d’Erceville
Dans l’Eure, des réfugiés afghans cuisinent avec des habitants. Une manière d’oublier des débuts de cohabitation difficiles.
A l’initiative du Collectif de Serquigny, commune de l’Eure qui a accueilli prés de trente réfugiés en novembre 2016, de jeunes Afghans préparent des plats traditionnels avec les habitants. Dans la salle des fêtes de Fontaine-l’Abbé, une ville voisine, le 25 février. | Florence Brochoire/Signatures pour Le Monde
Un doux parfum de coriandre et cardamome mêlées envahit la petite cuisine de la salle polyvalente de Fontaine-l’Abbé (Eure). Ahmad, Fazelak, Hanouar et Khan Zaman s’affairent aux fourneaux, ceinturés dans leurs tabliers, en ce samedi après-midi de février. Dans quelques heures, près de quatre-vingts personnes, presque autant d’Afghans que de Normands, s’assiéront à la même table, dans la grande salle attenante, pour déguster les plats qu’ils commencent à concocter. Au menu, spécialités afghanes et normandes. Une demi-journée d’échanges culinaires que personne n’aurait crue possible il y a quelques mois, lorsque la commune voisine de Serquigny a été choisie pour accueillir la première vague de migrants venus du démantèlement de la « jungle » de Calais.
En quelques jours, l’arrivée d’une trentaine de jeunes Afghans a cristallisé les tensions dans ce petit coin de Normandie. Le 5 novembre 2016, deux manifestations divisaient la commune en deux camps. La première, à l’initiative du Front national, demandait le renvoi des migrants chez eux, tandis que la seconde portait haut des banderoles « Welcome refugees ». Le Collectif de Serquigny était né. Aujourd’hui, il propose aux Afghans des cours d’alphabétisation, des sorties cinéma, des matchs de basket, de la randonnée en forêt et des sessions de cuisine. « Manger, c’est tellement important dans la culture française, ça met tout le monde sur un pied d’égalité ! », commente Céline Schmitt, porte-parole du Haut-Commissariat aux réfugiés en France, partenaire du Refugee Food Festival.
Cuisine et tolérance
Pour l’heure, les quatre piliers de la cuisine de Fontaine-l’Abbé sont absorbés par leurs tâches, maniant le couteau, faisant vrombir le robot mixeur, malaxant la pâte à beignets ou préparant la base de la soupe de pois chiches. Ils préparent des plats de chez eux – borani, pekora, kabuli palaw. « Je regardais ma mère cuisiner cette soupe, maintenant c’est moi qui la fais », dit Ahmad, arrivé en France depuis un an. Comme dans « Top Chef », lui et ses trois amis guident un trio de Normandes venues partager ce moment avec eux. A tour de rôle, les autres invités viennent observer la pièce qui se joue en cuisine.
Parmi les convives, beaucoup d’habitants de Serquigny et des alentours. Il y a, pêle-mêle, un retraité britannique, des professeurs qui participent aux cours d’alphabétisation du collectif, le directeur de l’école de Fontaine-l’Abbé en famille, des voisins des Afghans – accueillis en logements sociaux –, un responsable immobilier qui va former les nouveaux venus à la maçonnerie… La plupart font partie du collectif ou gravitent autour.
Khan Zaman, un grand brun, raconte son histoire en plongeant la pâte à beignets dans l’huile bouillante : « A Kaboul, j’étais chauffeur pour l’OTAN, mais mon camion a été attaqué et a explosé », dit-il avant de détailler les traitements lourds qu’il a dû suivre. Tout juste sevré de la morphine, il veut rattraper le temps perdu.
A l’arrivée des réfugiés suite au démantèlement de la « jungle » de Calais, des manifestations pro et anti-accueil avaient divisé la ville de Serquigny. Quelques mois plus tard, les tensions se sont apaisées. | Florence Brochoire/Signatures pour Le Monde
Dans la cuisine, quand on hésite sur une recette, les quantités d’un ingrédient ou une traduction, on se réfère à Maliha Khusrawy. Normande d’adoption, cette quinquagénaire a fui l’Afghanistan il y a plus de trente ans. Aujourd’hui installée près de Serquigny, elle s’est naturellement retrouvée à faire le pont entre les cultures, entre deux vagues d’immigration. « Je suis une façon de montrer qu’on peut y arriver », dit-elle. Ce samedi, Maliha s’active avec Hanouar à la confection du riz afghan – qui devra encore mijoter une heure sous le poids de plusieurs briques et d’une pile entière d’assiettes en porcelaine…
Vers 17 heures, Thérèse Fichet arrive, sa salade de lentilles sous le bras. A 86 ans, elle est vite devenue la grand-mère d’adoption de la bande. Dans la cuisine, Marie-Noëlle Vallet, qui fédère le collectif de Serquigny, lui apprend la bonne nouvelle du jour : Ahmada obtenu le statut de réfugié. C’est le quatrième du groupe à être régularisé. Thérèse le prend dans ses bras. Ahmad a la gorge nouée. Depuis le début, il se retient d’exulter pour ne pas heurter ses « frères » qui ont reçu une réponse négative. Marie-Noëlle Vallet, ancienne professeure d’anglais de 65 ans, membre d’Amnesty International depuis 1980, joue un rôle prépondérant dans le collectif. Les Afghans ne s’y trompent pas et sont nombreux à l’appeler « Mama ». « Notre ambition est d’aider ces garçons à s’intégrer, explique-t-elle. Je veux qu’on considère leur venue comme un élément dynamisant pour la région. »
Vers 19 heures, alors que la musique redouble d’intensité dans la grande salle, les cuisiniers mettent la touche finale à leurs plats. Plus personne n’essaie de remettre le couvercle au pot de cardamome, c’est peine perdue tant il est utilisé pour parfumer les assiettes.
Dans la grande salle où les tables ont été installées en U, les jeux sont rangés. Les convives attendent le top départ pour se servir. C’est Hanouar qui le donnera en apportant l’énorme plat de riz, sous des applaudissements nourris. Alors, les assiettes se remplissent et les convives s’asseyent, se mélangeant presque tous. Ahmad sera l’un des derniers à s’asseoir. Debout, portant toujours son tablier, il observe fièrement son œuvre.