Blue Whale Challenge : itinéraire d’une légende urbaine sur Internet
Blue Whale Challenge : itinéraire d’une légende urbaine sur Internet
Par Perrine Signoret
Le « jeu » suicidaire, né sur un réseau social russe, consiste à relever cinquante défis des plus sordides.
Sous son pseudonyme, Laura, 14 ans, a glissé une phrase, comme on posterait une banale petite annonce : « Cherche tuteur pour le Blue Whale Challenge » (« challenge de la baleine bleue »). Cela fait plus de vingt-quatre heures qu’elle s’y est attelée, via les communautés francophones du réseau social russe VKontakte. Elle se connecte plusieurs fois par jour.
Sur VKontakte, Laura cherche à joindre un tuteur pour commencer le challenge. | VKontakte
Ce « jeu », auquel elle veut participer, tire son nom d’une légende selon laquelle le cétacé serait capable de se suicider en s’échouant volontairement sur une plage. Il comporte cinquante défis.
Certains semblent à première vue inoffensifs, comme « Ecris [un mot] sur ta main », « Parle avec une baleine », « Dessine une baleine sur une feuille ». Les autres, sont beaucoup plus sinistres : se réveiller en pleine nuit pour écouter des musiques tristes, regarder des vidéos prônant le suicide, se scarifier, ne plus parler à personne, monter sur une grue, se frapper, se couper les lèvres, puis, ultime étape : se donner la mort.
Les « groupes de la mort »
C’est sur les réseaux sociaux et sur YouTube que Laura en a entendu parler. « Des youtubeurs faisaient des vidéos pour nous défendre de le faire. J’ai eu envie de jouer parce que je ne supporte plus trop la vie, mais je ne sais pas si j’irai jusqu’au cinquantième », assure-t-elle sur le chat de VKontakte, avant d’ajouter qu’elle est suivie par un psychologue et un psychiatre. Les vidéos en question dépassent les 50 000 vues, les 200 000 dans certains cas.
Comme Laura, la plupart des joueurs, ou ceux qui recherchent un tuteur pour y participer (ils sont plusieurs sur le groupe des Français de VKontakte, principalement des jeunes filles) ont entendu parler du Blue Whale Challenge très récemment, quelques jours, quelques semaines tout au plus. Cela coïncide avec l’accélération, à la mi-février, de sa médiatisation, d’abord sur les médias russes, puis francophones.
Mais d’où vient ce « jeu » ? La Novaya Gazeta, premier média à avoir enquêté, a relevé l’existence de « groupes de la mort » sur les réseaux sociaux en Russie depuis des années (le journal a été mis en cause à la suite de la publication. La journaliste, depuis évincée du service investigation, aurait promis à un des responsables du challenge une certaine indulgence de la part des enquêteurs. Le rédacteur en chef adjoint avait été renvoyé).
Le quotidien évoque une histoire sordide, dont l’origine remonterait à novembre 2015. Sur une communauté VKontakte, baptisée « f57 », où se partageaient des images de mutilation, est alors publiée la photo d’une adolescente. Il s’agit d’Irina Kambaline, alias « Rina ». Elle s’est suicidée quelques heures plus tôt en se jetant sous un train. La jeune fille, qui connaissait des problèmes familiaux, venait de se séparer de son petit copain. Mais très vite, un bruit court : Irina serait en fait la première victime d’un « jeu » mystérieux, le Blue Whale Challenge.
D’autres groupes similaires à « f57 », sont alors créés. Ils commencent à entretenir un véritable culte post-mortem autour de « Rina », et du jeu. On citera par exemple « Sea of whales » (« la mer des baleines ») ou « f57Terminal5751 ».
Un jeu, ses codes, ses règles
Trois garçons, dont les noms ressortent régulièrement dans les articles, en seraient à l’origine : Philip Fox, de son vrai nom Philippe Boudeïkine, arrêté en novembre 2016 pour incitation au suicide – un délit réprimé par le code pénal russe –, Philipp Liss, et More Kitov.
В Московской области задержан первый подозреваемый по делу о так называемых «группах смерти».
Durée : 03:40
Images :
YouTube / L'arrestation de Philippe Boudeïkine.
Leurs motivations sont pour le moins obscures. Un site, Lenta, dont la fiabilité laisse parfois à désirer, évoque, pour Philipp Liss, la volonté de profiter du macabre engouement pour le suicide, pour promouvoir son groupe de musique. Interrogé, More Kitov se serait défendu en expliquant que ce n’était qu’un moyen d’entrer en contact avec des personnes dépressives afin de les aider. Quant à Philippe Boudeïkine, il aurait lui-même souffert de troubles, et se serait laissé emporter par le mouvement. Aucun ne semble avoir mesuré les conséquences potentielles du Blue Whale Challenge.
Des circonvolutions qui ne cadrent pas trop avec l’aspect très strict et précis du Challenge. Règles, musiques, logos, codes, slogans – comme « les meilleures choses dans la vie avec la lettre S [en russe] : samedi, famille, sexe, suicide » –, tout semble avoir été pensé de telle façon que le jeu intrigue et séduise le plus grand nombre de personnes.
Combien d’ailleurs sont allées jusqu’au bout ? Ici encore, aucune preuve. Aucun chiffre.
Depuis cette médiatisation, quelques dizaines d’adolescents français semblent s’être pris au jeu de la baleine bleue. On les retrouve la plupart du temps sur VKontakte, où ils s’expriment dans leur langue, ou en anglais. Aussi sur Instagram, où des photos de scarification en forme de baleine ont circulé ces derniers jours.
Du côté de la Russie, la Novaya Gazeta fait état de 80 suicides d’enfants potentiellement liés au Challenge, entre novembre 2015 et avril 2016. Le titre n’a toutefois enquêté que sur trois ou quatre cas, dans lesquels le lien entre la fréquentation des communautés liées au jeu (« f57 » ou autres), et le décès, n’est à aucun moment prouvé.
Quant à la police russe, elle n’a, pour l’heure, relié officiellement aucun suicide à ces « groupes de la mort ».
« Ces challenges, ça a toujours existé »
D’après France Prévost, vice-présidente de SOS Amitié, rien de vraiment étonnant dans tout cela. L’association n’a pas reçu, à sa connaissance, d’appels mentionnant le Blue Whale Challenge. Elle note cependant que « ce genre de challenge, ça a toujours un peu existé. Il y a aussi des sites qui prônent le suicide, des forums, sur Internet ».
Pour France Prévost, le problème majeur est que ces communautés transmettent « une vision faussée du suicide, qui devient un simple jeu ». « On se dit que ça ne marchera peut-être pas, qu’on ne mourra pas, s’inquiète-t-elle. On pense que tout est possible. A partir de là, il y a deux cas de figure : ceux qui vont vouloir aller voir jusqu’où ils peuvent aller, puis seront rattrapés par la réalité, et les plus fragiles, qui avaient déjà des pensées suicidaires, qui auront plus de mal à distinguer ce qui relève ou non du jeu. »
Elle estime que parfois, la manière même de se suicider est révélatrice de cette problématique chez les plus jeunes.
« Souvent, ils prêtent au suicide un aspect romanesque. La plupart accompagnent le passage à l’acte d’une mise en scène. Le lieu est symbolique, comme l’école par exemple, on envoie des SMS à tous les copains avant. C’est propre à cet âge-là. »
Message d’alerte automatique sur Instagram
La représentante de SOS Amitié considère que si les réseaux sociaux peuvent malheureusement contribuer à véhiculer des pensées suicidaires, ils pourraient aussi aider les plus jeunes, grâce à différentes méthodes. Depuis que le Blue Whale Challenge a été médiatisé, ils ont d’ailleurs multiplié les initiatives.
Au sein de la communauté francophone, des internautes cherchent à participer au jeu macabre. | VKontakte
Ainsi, VKontakte a « bloqué définitivement, sans droit d’appel » les communautés concernées. Ne restent plus que de rares tuteurs qui assurent « être là » pour ceux qui « ont suffisamment de couilles pour jouer »… Ceux-là verront rapidement leur profil bloqué.
Contactés, les responsables du réseau social ont expliqué avoir engagé des « experts », des psychologues, pour « apporter rapidement un soutien aux adolescents qui seraient dans une situation critique ». Plus étonnant, ils mentionnent la suppression de « milliers de bots », qui auraient été utilisés pour « publier du contenu provoquant » sur les « groupes de la mort ».
Instagram, de son côté, a généré un message automatique qui s’affiche lorsque l’on tape certains mots-clés, comme « f57 ». Il comporte un lien qui redirige la personne vers une association anglophone d’aide aux personnes suicidaires.
En tapant certains mots-clés, un message automatique s’affiche sur Instagram. | Instagram
Facebook dispose pour sa part d’un système de prévention du suicide ; il a été amélioré et généralisé il y a peu. Il s’active si des contenus suspects sont signalés par les amis de l’auteur du post.
Ces mesures font suite à plusieurs cas de suicides d’adolescents postés en direct sur certaines plates-formes, comme 4Chan et Ask.fm, ainsi qu’à d’autres affaires, comme celle de la britannique Tallulah Wilson, 15 ans, qui, avant de se tuer, n’avait laissé aucun doute sur ses intentions sur son compte Tumblr.
Les internautes, quant à eux, se sont aussi largement mobilisés, avec le hashtag #pinkwhalechallenge sur Twitter, ou des groupes « anti-cétacé » sur VKontakte.
avec @95yles on a fait un contre #bluewhalechallenge!! Alors tu veux partager ton expérience sur le #… https://t.co/ewKQsFXnnd
— whatswrongab (@t bo comme un soleil)