LA LISTE DE NOS ENVIES

Riche semaine dans les salles obscures : qu’il s’agisse du premier film incroyable de Julia Ducournau ou du dernier James Gray, c’est le moment d’aller au cinéma.

QUAND BRECHT ET BRESSON RENCONTRENT CHARLOT : « L’Autre côté de l’espoir », d’Aki Kaurismäki

L'AUTRE CÔTÉ DE L'ESPOIR (Aki Kaurismäki) - Bande annonce VOST
Durée : 01:59

Film après film, on croise toujours le même monde sur le petit théâtre kaurismakien : il y a des chiens, des vieux groupes de rock’n’roll, des hommes et des femmes qui, le regard vide, rêvent d’une autre vie. Toute une petite peuplade de prolétaires que Kaurismäki accueille dans ses longs-métrages pour leur faire jouer à peu près toujours la même histoire.

L’Autre côté de l’espoir suit Khaled, un jeune réfugié syrien qui a dû fuir son pays au début de la guerre et s’est retrouvé par hasard en Finlande. Le film croise les destins de Khaled et de Wikhström, un représentant de commerce de 50 ans qui, après avoir gagné une grosse somme au poker, quitte femme et travail pour ouvrir son propre restaurant. Dans la peinture de ses personnages, on retrouve ce Kaurismäki qui a horreur du gras : petit-fils de Brecht et de Bresson, sec et distancé, tout à la maîtrise de son art soustractif.

C’est son humour que l’on retrouve ici et qu’il avait un peu délaissé dans ses derniers films : cette ironie désespérée qui nous rappelle à quel point son cinéma puise par petites touches dans celui de Chaplin, dans cette grâce triste qui retourne la misère économique en possible terrain de jeu. Le cinéaste finlandais est peut-être le seul à avoir bâti son œuvre à l’ombre des Temps modernes : ses personnages semblent sortir de la même usine que Charlot : ils sont vidés, écrabouillés par un travail qui a perdu son sens, qui n’en a sûrement jamais eu. Murielle Joudet

« L’Autre côté de l’espoir », film finlandais d’Aki Kaurismäki. Avec Sherwan Haji, Sakari Kuosmanen, Simon Al-Bazoon (1 h 38).

LE RÊVE PERDU DE L’HOMME BLANC : « The Lost City of Z », de James Gray

THE LOST CITY OF Z Bande Annonce VOSTFR (2017)
Durée : 02:06

Le nouveau film de James Gray semble, au premier abord, s’enraciner dans une tradition littéraire et cinématographique désuète et idéologi­quement marquée. Des romans d’Arthur Conan Doyle à ceux d’Edgar Rice Burroughs, en passant par Henry Rider Haggard, les récits d’explorations et de cités perdues au cœur de la jungle, craintes et désirées en même temps par la ­civilisation, ont longtemps alimenté une série de fantasmes enfantins et exotiques. Ils ont nourri un imaginaire occidental souvent inconscient, peut-être, de ses préjugés et de ses illusions.

Adapté, par le cinéaste, d’un ouvrage de David Grann, lui-même inspiré des exploits de l’explorateur Percival Harrison Fawcett, The Lost City of Z procède d’un discret mais implacable travail critique de ce qui fut peut-être, longtemps, un des rêves de l’homme blanc occidental.

Officier déclassé, en raison d’une généalogie socialement imparfaite (son père était joueur et alcoolique), Percy Fawcett est envoyé en Bolivie, aux sources de l’Amazonie, par la Société royale géographique londonienne pour y pra­tiquer un relevé de frontières. L’expédition prend, au terme d’un voyage périlleux, une autre dimension.

On pourrait citer une lignée ­cinématographique pour définir The Lost City of Z : David Lean pour le goût de l’épopée, Stanley Kubrick pour la description de mécanismes abstraits qui meuvent les individus malgré eux, ­Luchino Visconti pour cette in­telligence des forces sociales ­confrontées à la malédiction des liens du sang. Mais ce serait peut-être passer à côté de la singularité du travail de Gray, qui combine avec une subtilité inouïe toutes ces préoccupations. Jean-François Rauger

« The Lost City of Z », film américain de James Gray. Avec Charlie Hunnam, Robert Pattinson, Sienna Miller (2 h 20).

FESTIN DE CHAIR À L’ÉCOLE VÉTÉRINAIRE : « Grave », de Julia Ducournau

GRAVE - Un film de Julia Ducournau - Bande annonce WEB
Durée : 01:44

Rares sont les premières œuvres aussi fiévreuses, aussi électrisantes, d’un romantisme aussi échevelé et d’une si complète désinhibition. Grave, premier long-métrage de la jeune scénariste et réalisatrice Julia Ducournau (passée par la Fémis et l’université Columbia), révélé lors de la Semaine de la critique à Cannes, accomplit un coup d’éclat en important la dialectique horrifique dans le cadre ordinaire de la fiction française.

Justine (Garance Marillier), 16 ans, intègre l’école vétérinaire en première année, comme sa grande sœur Alexia (Ella Rumpf) et leurs parents (Joana Preiss, ­Laurent Lucas) avant elles. Sur place, les embûches commencent avec le bizutage des novices et son lot d’épreuves dégradantes et de farces de carabins. Justine, végétarienne, les subit bon gré, mal gré, jusqu’à ce qu’on la force à gober un rognon de lapin. Dès lors, la voilà peu à peu gagnée par un appétit débordant et insatiable qui la pousse à consommer de la viande crue, et même, dès que l’occasion se présente, de la chair humaine.

A partir de ce postulat, Grave orchestre avec brio les noces de deux types de récits, dont on n’imaginait pas qu’ils puissent si bien s’apparier : d’une part, le roman ini­tiatique adolescent (ou coming of age), de l’autre, l’horreur organique, attachée aux mutilations et aux outrages de la chair.

Plus Justine se laisse aller à ses pulsions anthropophages, plus elle semble s’adapter, devenir un prédateur parmi les prédateurs, et chercher dans la frénésie sexuelle l’apothéose de son festin de sang. C’est précisément dans cette convergence entre plaisir et dé­voration que Grave trouve son véritable sujet : les états extrêmes de la jouissance. Mathieu Macheret

« Grave », film belgo-français de Julia Ducournau (1 h 38). Avec Garance Marillier, Ella Rumpf, Rabah Naït Oufella, Joana Preiss, Laurent Lucas.

UNE BLESSURE QUI FAIT MAL QUAND ON RIT : « Tombé du ciel », de Wissam Charaf

Tombé du ciel
Durée : 01:36

Satire d’une société libanaise hystérique, perpétuellement au bord de l’implosion, cette comédie développe, à l’intérieur de ses beaux cadres carrés, un burlesque subtil et élégant qui épingle tout à la fois le culte des armes, le machisme viscéral, l’urbanisme anarchique, la dissolution de tous les principes et de toutes les valeurs dans l’obscénité du spectacle généralisé…

On pense souvent à Elia Suleiman, pour l’aspect très graphique des gags, pour la manière qu’ils ont de décanter au fil d’une mécanique de boucles et de répétitions d’une précision remarquable. Pour l’ironie mordante et pince-sans-rire, aussi.

Le titre fait référence au personnage principal, Sniper, un homme disparu depuis vingt ans qui refait surface en titubant dans la neige sous un ciel bleu cyan et que personne n’est vraiment content de voir revenir.

Depuis vingt ans qu’on le croit mort, on s’est bien habitué à vivre sans lui, et maintenant qu’il est là on ne sait pas trop quoi en faire. Ce traitement impertinent de la figure archétypale du cinéma libanais – le disparu, symptôme du « refoulé » de la guerre dans lequel est englué le pays – est une manière élégante de s’inscrire dans une lignée de cinéastes à laquelle appartiendraient Ghassan Salhab, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, pour ne citer qu’eux, et de s’affranchir dans le même temps de leur emprise.

Tout cela serait déjà beaucoup pour un premier film, réalisé qui plus est avec un budget dérisoire. Mais le plus beau, c’est qu’au cœur de cette mécanique bien huilée, Wissam Charaf fait jaillir des petits précipités de tendresse qui témoignent d’une croyance dans les vertus du « care », du soin, qui rend son film délicatement émouvant. Isabelle Regnier

« Tombé du ciel », film libanais de Wissam Charaf avec Raed Yassin, Rodrigue Sleiman (1 h 10).

FRANCE SENTIMENTALE : « Jours de France », de Jérôme Reybaud

Jours de France - Bande annonce
Durée : 01:18

Il ne faudrait pas réduire Jours de France à son seul pitch ravageur de road-movie hexagonal piloté par l’application de drague gay Grindr. Ce premier long-métrage de Jérôme Reybaud, passé par l’étude de la poésie avant d’en ­venir à la réalisation, s’avère d’une hauteur de vue et d’une maturité peu communes dans le cadre du jeune cinéma d’auteur.

Il mène un examen sensible sur ce phénomène mystérieux qu’est la rencontre et plante avec une belle assurance le paysage de ­notre sentimentalité contemporaine, celle d’atomes désirants se percutant de façon aléatoire et traçant une géographie amoureuse toujours recomposée.

Jours de France séduit d’abord par l’actualisation qu’il opère du vieux modèle picaresque et vaut pour sa pléthorique galerie de personnages secondaires, dont chacun donne une teinte (les dominantes colorées des costumes) et une tonalité (la petite musique de sa conversation) précieuses à la scène qui lui est dévolue.

Goût pour la langue et les jeux de mots, exercice de la politesse et des bonnes manières, hommage à la maturité des femmes, décence et hygiène des hommes, sensibilité mélomane, douleur du sentiment et préciosité du paraître. Cette musique, reconnaissable entre mille, rappelle celle des productions Diagonale, petite bande de cinéma soudée dans les années 1980-1990 autour de Paul Vecchiali (auquel Jérôme Reybaud a d’ailleurs consacré un documentaire en 2012). Ma. Mt

« Jours de France », film français de Jérôme Reybaud. Avec Pascal Cervo, Arthur Igual, Fabienne Babe (2 h 21).