Et le visage d’une athlète soudanaise apparut sur l’écran, dans un village de Corrèze qui l’attend
Et le visage d’une athlète soudanaise apparut sur l’écran, dans un village de Corrèze qui l’attend
Par Pierre Lepidi (Bugeat, Corrèze, envoyé spécial)
Nouvel épisode de notre série « Les nouveaux arrivants ». Une première conversation Skype a été organisée entre Tel-Aviv et Bugeat, au milieu du plateau de Millevaches.
Le maire de Bugeat Pierre Fournet (cheveux blancs), Philippe Feytis, le directeur d’Espace 1000 Sources, et Frédéric Desproges, le président du club d’athlétisme de Bugeat échangent sur Skype, le 8 mars 2017, avec l’athlète soudanaise Esteer Gabriel et son entraîneur israélien Rotem Genossar, à Tel-Aviv. | DR
Il était dit que le premier contact serait virtuel. Mercredi matin 8 mars, une connexion par Skype a été établie entre un bureau du Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (UNHCR) à Tel-Aviv et le centre sportif de Bugeat, un village de Haute-Corrèze. Une connexion très attendue qui pourrait peser sur le destin d’une jeune athlète soudanaise prometteuse, Esteer Gabriel, 18 ans, réfugiée en Israël avec huit membres de sa famille et dont le visage souriant est enfin apparu à l’écran.
Dans la salle de projection de l’Espace 1000 sources, qui s’étend sur une dizaine d’hectares au milieu du plateau de Millevaches, l’euphorie se mêlait à l’impatience. « On a ouvert un compte Skype hier, expliquait Philippe Feytis, directeur du centre sportif, à Pierre Fournet, le maire du village. Tout fonctionne… On s’installe et on tente la connexion avec Tel-Aviv ? »
« How are you ? »
Un ordinateur portable est posé sur un bureau. Au-dessus, l’image est projetée sur grand écran. Le premier essai est le bon. « Hello everybody, how are you ? » C’est Sharon Harel qui parle, l’une des responsables du UNHCR en Israël. Elle s’effacera rapidement pour laisser la place, à l’image, à un homme barbu en survêtement de sport et à une jeune femme noire aux longues nattes. Dans la salle du centre sportif de Bugeat règne un silence de cathédrale. Le village attend depuis des semaines de savoir si la famille d’Esteer Gabriel va bientôt les rejoindre. Une maison a été mise à disposition et neuf lits soigneusement préparés, des hommes et des femmes se sont annoncés pour apprendre le français aux adultes et aux enfants réfugiés, alors que l’épicerie sociale du village a mis des réserves de côté.
Mais ce matin, c’est de sport dont il est question. Esteer est une athlète de haut niveau en Israël et voudrait comprendre ce qu’il adviendra de sa carrière si sa famille accepte la proposition française de « réinstallation », alors que sa situation à Tel-Aviv est qualifiée de « vulnérable » par le UNHCR.
C’est surtout Rotem Genossar, son entraîneur, qui parle. D’une voix posée et avec souvent un regard bienveillant vers « son » athlète, il raconte le parcours de la jeune femme. Née en 1998 à Karthoum, Esteer Gabriel est issue d’une famille chrétienne qui s’est réfugiée dans la capitale soudanaise pour fuir la guerre civile qui sévissait dans le sud du pays. Une guerre qui aboutira en 2011 à sa partition et donnera naissance au plus jeune Etat de la planète : le Soudan du Sud. Dans nos précédents articles, nous avions baptisé la famille d’Esteer « famille R. » pour préserver son identité. Son errance interminable est entrecoupée de longs séjours. Après dix ans à Khartoum, la famille a été à nouveau forcée de prendre la route en 2008 pour rejoindre l’Egypte puis, deux ans plus tard, Israël par sa frontière du Sinaï.
Le rêve d’une athlète
Depuis cinq ans, la jeune Soudanaise pratique l’athlétisme de haut niveau et caresse le rêve de devenir sportive professionnelle. Ses résultats sont encourageants : 1,54 m en saut en hauteur, 5,20 m en longueur, 1 min 01 s 51 au 400 mètres… « Elle a ici de très bonnes conditions d’entraînement et l’un des meilleurs entraîneurs européens en triple saut, indique Rotem Genossar. Elle vise un triple saut à 12,50 m cette année, soit le minima européen qui lui permettrait de se qualifier pour les championnats d’Europe des moins de 20 ans. » Depuis 1973, l’Association israëlienne d’athlétisme est membre de l’Association européenne en raison d’un boycottage de la fédération continentale asiatique, sous pression des pays arabes.
Diplômée en sciences du sport du campus Bialik-Rogozin de Tel-Aviv, Esteer Gabriel pratique désormais l’heptathlon, une discipline exigeante qui rassemble sept épreuves (100 mètres haies, saut en hauteur, saut en longueur, lancer de poids, 200 mètres, javelot et 800 mètres). Murmures dans la salle du centre sportif de Bugeat. « Serait-il possible de nous faire parvenir les performances et les résultats d’Esteer dans chacune des disciplines ? demande Frédéric Desproges, président du club d’athlétisme local, qui organise chaque année à la fin avril le trail Millevaches-Monédières. Nous ferons tout pour trouver les meilleures solutions pour elle. »
L’une des possibilités serait que la jeune femme intègre la section d’heptathlon d’Ussel, à quarante kilomètres de Bugeat, sous la direction de Christian Lamarche, un entraîneur reconnu sur le plan national. Une autre serait qu’elle rejoigne Limoges, à une heure de train de Bugeat.
Vingt ans d’exil
Au fil de la discussion, la timide Esteer semble se détendre. Une partie de son avenir va pourtant se jouer dans les semaines qui viennent. Presque vingt ans après avoir quitté le Soudan, sa famille se voit obligée de refaire ses bagages. Les autorités israéliennes, qui ne reconnaissent pas le statut de réfugiés aux 40 000 migrants africains sur son sol, n’ont pas forcément la possibilité de les expulser mais font tout pour leur rendre la vie impossible et les pousser au départ.
500 jours, 25 migrants, 4 journaux, 1 projet
Pendant un an et demi, quatre grands médias européens, dont Le Monde, vont raconter chacun l’accueil d’une famille de migrants. Le projet s’appelle « The new arrivals ». A Derby, au nord de Londres, c’est la vie d’un agriculteur afghan et de son fils que décrira le Guardian. A Jerez de la Frontera, en Andalousie, El Pais suivra une équipe de foot composée de migrants africains. A Lüneburg, près de Hambourg, Der Spiegel va chroniquer le quotidien d’une famille de huit Syriens.
Le Monde, lui, a choisi de suivre une famille sud-soudanaise de neuf personnes qui doit prochainement quitter Israël après plusieurs années dans ce pays. Un village de Corrèze les attend avec impatience. La rencontre aura-t-elle lieu ?
Comment vont se tisser les liens de voisinage ? Les enfants réussiront-ils à l’école ? Les parents trouveront-ils du travail ? Les compétences de ces migrants seront-elles mises à profit ? L’Europe les changera-t-elle ou changeront-ils l’Europe ?
Ce projet, financé par le European Journalism Centre, lui-même soutenu par la Fondation Bill & Melinda Gates, permettra de répondre à ces questions – et à bien d’autres.
Sharon Harel reprend la parole. C’est elle, au UNHCR, qui gère pour la famille d’Esteer la communication avec les autorités françaises qui se sont dites prêtes à accueillir la jeune athlète, ses deux frères, sa mère, sa sœur et ses quatre nièces et neveux. « Nous vous remercions sincèrement pour tout ce que vous faites », assure l’employée de l’ONU.
A Bugeat, on se regarde pour savoir qui va prononcer les derniers mots. Le maire se lance. L’émotion dans la voix de l’ancien instituteur est palpable : « Esteer, je veux que tu saches qu’en compagnie de toute ta famille, tu seras toujours la bienvenue à Bugeat. Nous ferons tout pour que tu te sentes ici comme chez toi ! »
A Bugeat, le centre sportif Alain Mimoun fin prêt pour accueillir son athlète soudanaise