Les designers font leur cinéma
Les designers font leur cinéma
Par Véronique Lorelle
L’exposition « Popcorn », présentée à l’occasion de la Biennale Internationale Design Saint-Etienne, montre comment les créateurs s’inspirent du 7e art. Et vice-versa.
La lampe MOON reprend la surface et le relief de la Lune, avec un cercle lumineux qui tourne, par Oscar Lhermitte et Kudu (2016). | Sidekick Creatives ltd
A quoi roulent les designers industriels ? A l’air du temps, en absorbant les idées et les images de leur époque. C’est ce que démontre l’exposition « Popcorn » présentée à l’occasion de la Biennale Internationale Design Saint-Etienne – dédiée cette année au thème « Working Promesse – Les Mutations du travail » –, au Musée d’art moderne et contemporain (MAMC) de Saint-Etienne Métropole. Sous ce titre alléchant, Alexandra Midal, co-commissaire de l’exposition, souligne combien « les designers flirtent avec différents médias, la photo, le cinéma, les arts plastiques… et ne sont pas en deçà des artistes ».
Ce sont l’Américain Charles Eames, auteur de chaises emblématiques du XXe siècle, que l’on découvre en photographe obsessionnel, le Britannique Jasper Morrison, titulaire de la prestigieuse distinction Royal Designer for Industry depuis 2001, qui étonne en poétique vidéaste avec ce petit film, A World Without Words, projeté dans l’exposition, ou le Français Roger Tallon, père du Corail et du TGV, qui raconte sa fascination pour les westerns qu’il allait voir à la Cinémathèque : « Hormis quelques exceptions, les designers évoluent dans un milieu incroyablement fermé qui est stérilisant (…) Ce qui m’intéressait surtout alors, c’était de démonter la machine de l’industrie du cinéma », racontait-il.
En guise de bulle d’oxygène, Charles Eames et son épouse, Ray, fréquentent assidûment les plateaux de tournage de leur ami Billy Wilder, le réalisateur (entre autres chefs-d’œuvre) de Certains l’aiment chaud, avec Marilyn Monroe. « On ne va pas regarder Billy tourner pour apprendre comment faire une image, mais pour apprendre comment écrire un texte, comment dessiner une chaise, comment construire une architecture », expliquait Charles Eames.
Nés pour être damnés
Dès les années 1950 et pendant plus de vingt ans, il photographie les décors de films, les échafaudages, parfois les comédiens, dont Kirk Douglas ou Audrey Hepburn. Charles Eames en a tiré des milliers de clichés, dont une soixantaine sont montrés dans l’exposition du MAMC. Il a trouvé aussi matière à création originale : à partir de 240 de ses photos, il monte la série Movie Sets – une composition abstraite, d’une grande modernité, présentée à Saint-Etienne.
Né presque en même temps que le 7e art, le design a été nourri d’imaginaires nouveaux. Une salle entière de l’exposition tourne ainsi autour du Voyage dans la Lune, premier film de fiction de l’histoire du cinéma que Georges Méliès, en usant de ses talents d’illusionniste, a réalisé en France en 1902. Ce pur produit de l’imagination, alliant science et merveilleux, va chambouler la vie quotidienne de ses contemporains. Téléviseur rond de Roger Tallon, fauteuil gonflable de Quasar Khanh, panneau de décor lunaire par Verner Panton ou presse-purée en forme de Spoutnik… : des objets inspirés de la conquête spatiale voient le jour, dont certains avant le premier pas sur ce corps céleste, en 1969.
Le cinéma et le design partagent aussi une même damnation. Le premier, assimilé aux distractions foraines, est très mal vu des bourgeois. Au milieu du XXe siècle encore, « combien de moralistes, même incroyants, soutiennent bruyamment que le cinéma est une école d’abêtissement, de vice et de crime ! » constate Jean Epstein, réalisateur et théoricien du cinéma, dans son ouvrage Le Cinéma du diable (Les Editions Jacques Melot, 1947).
Le design est lui aussi associé au vice : il peut tromper, trahir, jouer de ruse et de perfidie pour arriver à ses fins. C’est l’analyse du philosophe tchèque Vilem Flusser, dans son recueil Petite philosophie du design (Circé, 2002). « Le design et le cinéma sont aussi diabolisés comme agents du libéralisme : il y a une salissure liée au marché qui entacherait ces deux disciplines », précise Alexandra Midal, devant cette affiche de Brigitte Bardot, 15 ans, en jeune ingénue vantant les bonheurs de l’électroménager.
Ainsi en est-il de ces pionniers du génie industriel, Frank et Lillian Gilbreth, qui ont filmé entre 1910 et 1924, aux Etats-Unis, les gestes de maçons, chirurgiens et ouvriers sur les chaînes de montage de moteurs, en plaçant de petites ampoules sur leurs doigts. De leurs films, ils ont tiré des cryptogrammes, puis des dessins en 3D avec des fils de fer (présentés dans l’exposition) sur la fluidité ou non des gestes. Leurs travaux ont recensé les postures idéales pour éviter fatigue, gaspillage et dangers. On leur doit des échafaudages ajustables qui ont permis aux maçons de ne plus se baisser pour attraper chaque brique, ou des dispositifs tournants en usine pour présenter les grosses pièces d’un moteur sous divers angles aux ouvriers.
Le couple souhaitait améliorer la qualité de vie de leurs contemporains. On les a soupçonnés de collusion avec les patrons, puisque leurs recherches contribuaient à augmenter les rendements.
Alexandra Midal tire tous les fils de ces histoires parallèles – mêlant littérature, art contemporain, design et cinéma –, en marionnettiste douée. Si l’exposition peut paraître brouillonne tant elle est touffue, elle a le mérite d’amener le visiteur dans des contrées inexplorées. « Je ne voulais pas faire de leçon magistrale mais créer des moments d’émotion », précise cette professeure à la Haute Ecole d’art et de design de Genève. Ultime plaisir de l’exposition : s’asseoir le temps d’un selfie sur le siège-lune de Lisa Hartje Moura et rêver.
« Popcorn, art, design et cinéma », au Musée d’art moderne et contemporain Saint-Etienne Métropole, jusqu’au 17 septembre.
10e Biennale internationale Design Saint-Etienne, « Working Promesse - les mutations du travail », jusqu’au 9 avril.