En RDC, quand une ville est gérée par des marchands, elle prospère et échappe à la guerre
En RDC, quand une ville est gérée par des marchands, elle prospère et échappe à la guerre
Par Joan Tilouine (Butembo (RDC), envoyé spécial)
A Butembo, dix-sept grands commerçants ont fait fortune pendant la guerre du Congo. Ils règnent désormais sur cette ville du Nord-Kivu, loin de la politique et de Kinshasa.
A Butembo, il n’y a que neuf kilomètres de routes asphaltées pour un million d’habitants, dont une poignée de millionnaires aussi puissants que discrets. Aucun de ces Congolais ne figure dans les classements africains de Forbes. Pourtant, la réputation de ces hommes d’affaires s’étend de Johannesbourg à Shenzhen, en passant par les grands ports d’Afrique de l’Est. Eux se contentent de régner sur cette ville poussiéreuse du Nord-Kivu rescapée de tant de guerres, ceinturée par des champs de café, de cacao et de collines toujours infestées de groupes armés. La frontière ougandaise est à 80 km et la capitale, Kinshasa, à plus de 1 600 km.
A Butembo n’est établie qu’une seule ethnie, les Nande. Et ce ne sont pas des hommes politiques qui gouvernent cette sorte de micro-Etat propret, mais le « G17 », un club de dix-sept grands commerçants transfrontaliers fortunés. « On n’attend rien des politiques et l’Etat a abandonné Butembo. On finance nous-mêmes la sécurité et les infrastructures comme l’université, la mairie, les monuments… On est sûr que les choses se font et on maîtrise les avancées », lâche d’une voix grave un certain Katembe Kahehero. De fait, la ville n’a jamais reçu un seul kilowatt de la société nationale d’électricité depuis l’indépendance, en 1960.
« Bolloré n’a jamais eu sa place ici »
Membre éminent du G17, M. Kahehero est un colosse de 60 ans qui reçoit dans un bureau donnant sur l’une des deux avenues asphaltées du centre-ville. Les jardins à la française des papiers peints rappellent au visiteur son attachement à l’ordre mais ne le mettent pas sur la piste de l’origine chinoise de sa fortune.
« Je suis le deuxième commerçant de Butembo – et donc du Congo – à avoir posé un pied en Asie, en 1983 », pavoise l’ancien marchand de café, aujourd’hui à la tête de plusieurs usines, d’une myriade de sociétés et d’un parc immobilier considérable dans les beaux quartiers de Kinshasa, où le prix du mètre carré est parfois aussi cher qu’à Londres.
De l’autre côté de la rue, son ami, concurrent et partenaire du G17 qu’on appelle du nom de son entreprise, Cetraca, a connu les mêmes débuts. Les aventures dans les cités industrieuses de Chine d’abord, puis dans les échoppes de Dubaï.
Katembe Kahehero, Cetraca et d’autres pionniers ont ouvert les routes commerciales reliant l’Asie à ce qui est alors le Zaïre, via les ports d’Afrique de l’Est. Ils ont acquis des dizaines puis des centaines de camions qui arpentent les routes d’Ouganda pour acheminer les marchandises jusqu’à Butembo où affluent des acheteurs en gros de toute la région.
Empire déclinant
« Bolloré n’a jamais eu sa place ici. On gère la logistique et on s’est organisé entre nous », lâche Cetraca, de son vrai nom Katembo Musavuli, avachi dans le fauteuil de son bureau enfumé où s’entassent des piles de papiers aussi jaunis que les murs. A 67 ans, cet homme madré se plaint de gérer un empire déclinant et s’inquiète de l’état de « Butembo Inc. ».
« Mes activités dans l’agriculture et l’élevage sont interrompues à cause de l’insécurité. Mes hôtels à Butembo et Kinshasa fonctionnent au ralenti. Mes usines sont à l’arrêt. Je me concentre sur la construction d’immeubles à Kinshasa », dit-il en regrettant son âge d’or, les années 1996 à 2002. Pour les autres, ce fut la période funeste de la deuxième guerre du Congo qui a engendré d’innombrables viols et massacres et provoqué la mort de plus de 4 millions de personnes, principalement de famine et de maladies, selon un rapport de l’International Rescue Committee.
Pendant ces années-là, l’est de la République démocratique du Congo (RDC) est ravagé, mais Butembo est épargnée. Les hommes d’affaires sont alors autant les obligés que les financiers d’Antipas Mbusa Nyamwisi, leader de la communauté nande et chef de milice soutenu par l’Ouganda. M. Mbusa Nyamwisi a été le chef de la diplomatie congolaise de Joseph Kabila, avant de se réfugier en Afrique du Sud. C’est aussi un vrai libéral : à l’époque où il administrait le territoire, plus de douanes, plus de taxes et beaucoup de profits. Les grands commerçants de Butembo sont alors pointés du doigt par l’ONU pour leur commerce d’or fourni par des groupes armés ainsi que pour le transport d’armes et de minerais. Les barons du G17 démentent, esquivent ou restent silencieux sur le sujet.
Osmose avec Dieu
« A Butembo, la paix et la sécurité s’achètent, car la région reste dangereuse, lâche froidement M. Kahehero. A 60 km plus au nord, à Béni, les populations sont terrorisées par de mystérieux massacreurs qui ont tué plus d’un millier de personnes depuis deux ans. « Pendant la grande guerre, on vivait mieux que maintenant, il y avait beaucoup de business et de cash. Aujourd’hui encore, on paie les rations des militaires qui nous ont protégés. »
Vue de Butembo, ville commerçante au nord du Nord-Kivu, en République démocratique du Congo. | Le Monde Afrique
Au sortir de la guerre, Butembo voit apparaître de grands projets d’infrastructures et de jolies villas à plus de 500 000 dollars. Et si l’alliance des grands commerçants avec les chefs de guerre est éphémère, l’osmose avec Dieu, elle, est éternelle. Car l’autre pouvoir local est religieux. « Le secret de Butembo est un capitalisme un peu sauvage et une conscience commune, dit l’évêque Sikuli Paluku Melchisédech. Certains grands commerçants sont devenus riches par la fraude mais Dieu pardonne. Avec eux et nos frères protestants, on bâtit un autre modèle de développement, unique dans le pays ».
L’association de la foi et des affaires permet d’ériger, en 2003, l’université catholique du Graben, au milieu d’une forêt qui surplombe la ville. L’équipement a de quoi surprendre : un hôpital doté d’un centre cardiologique, des laboratoires de médecine et d’agriculture, un centre de recherche en pisciculture…
Attirées par le cash accumulé sous la guerre, les banques de Kinshasa se ruent sur Butembo. La Raw Bank, la première du pays, réduit les frais de dépôt et de retrait. « Une exception propre à Butembo et taillée sur mesure pour les commerçants nande », s’amuse un banquier de Kinshasa. Mais les hommes d’affaires locaux se piquent de créer leur propre établissement, « une banque du peuple nande ».
Minerai de contrebande
La Cruche Bank comptera parmi ses actionnaires une icône de la ville : l’abbé Malu Malu, président de la Commission électorale indépendante en charge d’organiser les premières élections libres de l’histoire du pays en 2006. Il ira chercher des investisseurs en Chine pendant que le G8 d’alors courtisera des Nigérians et des Iraniens pour réunir les 10 millions de dollars de capital exigé par la banque centrale. En vain. La banque est liquidée en 2007.
En parallèle, un contrat est signé avec un entrepreneur sud-africain pour la construction d’un aéroport et d’un barrage hydroélectrique nécessaire pour relancer l’industrie. Rien ne se fera. Au grand dam de Katembe Kahehero, qui a perdu un pactole dans cette affaire, de même que Katembo Musavuli qui, malgré l’absence d’aéroport, a tout de même réussi à créer une étonnante compagnie aérienne.
Cetraca Aviation transportait des voyageurs et, mais il ne le dira pas, du minerai de contrebande dans des Antonov décatis entre l’Ouganda et la RDC. Jusqu’à ce que les autorités congolaises lui retirent sa licence d’exploitation, en 2013. « J’ai vendu mes avions à Nairobi. Il y en a d’autres que j’ai abandonnés ou détruits », dit-il en faisant la moue du millionnaire en mal d’affaires. Avant de se ressaisir : « A Butembo, on ne rigole pas avec le business et on est les seuls à pouvoir concurrencer les Libanais à Kinshasa. On va se refaire, mais les temps sont durs, vraiment durs ».
Nouvelle génération d’hommes d’affaires
Alors que le reste de la RDC s’enfonce dans la crise économique, une nouvelle génération d’hommes d’affaires de Butembo s’efforce de prolonger le miracle de leur cité rurale, grâce au commerce. Le contexte n’est pas favorable : la valeur du franc congolais ne cesse de se déprécier face au dollar, l’inflation guette et les investisseurs sont suspendus à l’issue de l’interminable crise politique.
« Butembo souffre mais résiste, bien que l’activité soit réduite de 50 % par rapport au temps de la guerre, dit Polycarpe Ndivito, président de la branche locale de la Fédération des entreprises du Congo. Lui rêve de créer une « zone économique spéciale » à la fiscalité avantageuse.
En attendant, John Palos, 45 ans, et ses amis entrepreneurs et fils de millionnaires se démènent. « On sait s’adapter. Pas le choix. Tu sais, nos aînés nous conseillent mais ne nous font pas de cadeaux ! Pour être millionnaire, il fallait bénéficier d’allégement fiscal ou frauder la douane. Mais ça, c’était avant. Et nous, les jeunes, on innove et on bosse », dit-il entre deux appels reçus de Dubaï et de Nairobi.
Figure de proue de la nouvelle génération d’hommes d’affaires, « Palos » est le principal importateur et distributeur de motos chinoises Haojin, robustes et bon marché. Il en écoule près de 30 000 par an, dans toute la RDC. Avec ses dix camions, il importe aussi de Chine du wax (tissu) en grande quantité, des vélos, des produits électroménagers. Mais aussi des générateurs Jangfa, puissants et économes en kérosène, suffisants pour alimenter des petites usines, des moulins et des quartiers de la ville.
« Je vais te montrer un autre produit qui va me rendre encore plus riche », dit-il. Il pousse une porte dans sa maison natale transformée en bureaux et entrepôts. « Voilà, ceux-là viennent de Dubaï et coûtent entre 1 500 et 5 000 dollars. Ceux-là viennent de Chine et je les vends entre 500 et 1 000 dollars ». Dans ses mains, M. Palos tient des panneaux solaires de toute taille. « C’est le nouveau gros business à Butembo et je l’ai senti très tôt. Mes clients viennent des Kivu mais j’en exporte aussi dans les autres régions du pays », se réjouit-il.
Malgré les fortunes qu’ils ont amassées en temps de guerre, les membres vieillissants du G17 n’ont pas réussi à construire le barrage qui aurait pu enfin fournir de l’électricité à Butembo. Leurs enfants semblent s’être promis de faire mieux.