Qu’est-ce que « la zone », qui obsède les rappeurs ?
Qu’est-ce que « la zone », qui obsède les rappeurs ?
Des chanteurs de hip hop américains clament être « dans la zone », une expression qui fait référence à un concept psychologique développé dans les années 1980.
Image extraite du clip de Jay-Z & Kanye West, « Niggas In Paris ».
« Don’t let me get in my zone » (« Ne me laisse pas entrer dans ma zone »), prévenait Kanye West dans son morceau Niggas in Paris. Une référence à un concept psychologique qui implique, entre autres, qu’on ne s’inquiète plus du tout de l’image qu’on renvoie, comme le précise Julien Bois, chercheur en psychologie à l’université de Pau. Le rappeur était-il donc dans « la zone » lorsqu’il a interrompu son concert en Californie il y a deux mois, pour se lancer dans une déclaration pro-Trump (qui ne l’a pourtant pas invité à chanter pour son investiture) devant un public consterné ? « En principe, on peut atteindre cet état lorsqu’on donne un discours, explique Julien Bois. Une personne peut entrer dans la zone lorsqu’elle est très impliquée dans une activité qui demande beaucoup d’efforts, au point d’être comme coupée du monde. Il faut donc un peu lâcher prise, bien qu’un sentiment de maîtrise très fort nous traverse lorsqu’on est dedans. Mais dans ce cas précis, avec Kanye West, ça ne me semble pas compatible... Quand il y a une manifestation extérieure trop forte, comme les huées du public, on en sort, ça casse l’état de concentration, et il y a une reprise un peu brutale avec le réel ».
Jay-Z & Kanye West - Ni**as In Paris (Explicit)
Durée : 04:12
Pour l’atteindre sur scène, il est même nécessaire d’entrer en osmose avec le public, selon le rappeur queer Cakes Da Killa. « Pour arriver dans la zone, je dois vraiment être dans ma plus grande forme pendant le concert, et la foule doit me renvoyer le même niveau d’énergie que celui que je dispense ». Et il sait de quoi il parle, lui qui se réjouit d’être entré dans cet état à plusieurs reprises, et le mentionne même dans son morceau It’s Not Ovah. « Quand je suis dedans, je tends mes muscles créatifs sans aucun effort, poursuit t-il. J’ai l’impression de sortir de mon propre corps ; je suis en pilotage automatique tout en restant ancré dans le moment présent ».
Un état quasi-divin, qui obsède les rappeurs : Lil Wayne, Travis Scott, ASAP Rocky, Danny Brown et bien d’autres y font aussi référence dans leurs textes. Et si le concept, parfois aussi appelé « flow », est plus répandu outre-Atlantique qu’en France, c’est sans doute parce qu’il y est né. On le doit en effet au psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi, qui l’a développé dans les années 1980 alors qu’il vivait aux États-Unis, avant de le coucher noir sur blanc dans son ouvrage Vivre, La psychologie du bonheur (publié en 1990, et traduit en français en 2004, Essai Poche).
« Tout semble simple »
Pour certains rappeurs, la consommation de stupéfiants permet de rentrer dans la zone plus facilement. L’artiste Retro X prend ainsi régulièrement du sizzurp (un cocktail concocté à partir de sirop contenant de la codéine) avant d’écrire ses textes, ou de monter sur scène. Parfois, il accède alors à l’état de grâce, comme lors d’un concert qu’il donna à l’International, dans le neuvième arrondissement. « J’étais vraiment là, à fond, je me sentais bien. C’était vraiment quelque chose de fort. C’est resté durant toute la durée de mon live, puis j’ai eu un grand coup de fatigue. C’était comme si je venais d’utiliser toute l’énergie que j’avais accumulée en un mois. »
Hooliganradguitar5 - Faux Friends (OFFICIAL VIDEO )
Durée : 03:34
Une dépersonnalisation
Le flow est aussi un état très recherché par les sportifs. Denis Grozdanovitch, écrivain et ancien champion de France de tennis, de squash, puis de courte paume, a pu le ressentir à de multiples reprises. « C’est le moment où je ne fais plus qu’un avec le reste du monde, je suis porté. Je n’ai plus à réfléchir. C’est une heureuse dépersonnalisation. D’une certaine manière, je crois qu’il y a une sorte de stress bénéfique, et je convoque plus ou moins mon inconscient, qui me guide. Mais on ne passe pas dans la zone de manière spontanée : on ne peux la trouver qu’à force d’entraînement ».
Une remarque qui fait écho à un critère énoncé par Csikszentmihalyi dans son ouvrage phare, indiquant que le flow ne peut être atteint que lorsqu’on trouve un équilibre entre un challenge important, et des compétences poussées permettant d’y faire face. Il ne se limite donc pas aux domaines de l’art ou du sport, mais peut survenir dans n’importe quelle situation recouvrant ces deux conditions. Pour autant, aucune formule magique ne peut garantir d’y parvenir à coup sûr...