Il fait bon être un jeune leader africain à notre époque. C’est vrai, ces oiseaux rares sont très recherchés. Chaque puissance, grande ou moyenne d’ailleurs, a sa version de « Qui veut compter demain sur le continent ? », ces programmes qui se font fort d’identifier les jeunes Africains qui compteront, les font voyager dans des endroits beaux et prestigieux, leur font rencontrer des gens qui comptent déjà, leur confirment qu’ils ont un formidable potentiel et que, demain, quand ils l’auront déployé, feront affaire avec les puissances hôtes de ces programmes.

L’un des derniers avatars de cette tendance est le programme Young Leaders, lancé il y a peu par la fondation AfricaFrance pour une croissance partagée qui fut créée dans le sillage du sommet de l’Elysée pour la paix et la sécurité en Afrique les 6 et 7 décembre 2013. Ce programme se propose d’« identifier, réunir, valoriser les très hauts potentiels africains dans un esprit de promotion d’exception ». Ces Young Leaders vont « nouer des liens personnels et proposer une réflexion commune sur des enjeux globaux ». Lesquels ? Cela n’est pas dit, mais il y a fort à parier que, pour les vingt futurs leaders qui seront sélectionnés (ils ont jusqu’au 31 mars), le plus important est dans ces voyages tous frais payés, à Paris, Abidjan, Tunis, Nairobi, et bien sûr dans la rencontre des « plus grands patrons économiques, politiques, médiatiques et culturels », dont l’identité est tenue secrète, certainement pour garder un peu de suspense à cette affaire.

Un vivier épuisable

La France est un drôle de pays tout de même, qui va chercher ailleurs ce qu’il a à profusion chez lui. A première vue, on se demande en effet pourquoi AfricaFrance, et plus largement la France, ne se sert pas dans le vivier épuisable – les signes d’un désamour croissant des africains éduqués sont perceptibles – de talents africains qu’elle a, et dans tous les domaines, sur son sol ! Au contraire, du footballeur Samuel Eto’o au virtuose camerounais Richard Bona, en passant par l’astrophysicien malien Cheikh Modibo Diarra et tant d’autres, connus et moins connus, nombreux sont les leaders africains qui, à l’époque de leur jeunesse, furent éconduits par l’Hexagone.

Et cette longue tradition de rejet des meilleurs Africains se poursuit. C’est que, pour la France, et depuis toujours, l’Afrique est une évidence. Elle est un peu sa chose. Elle lui revient de droit. Par conséquent, non seulement elle peut se permettre de la traiter avec des égards relatifs, mais surtout, s’agissant de sa chose, elle n’a pas besoin de se faire violence. De ce point de vue, il est plus commode d’investir quelques millions sur une poignée de Rastignac africains à qui la visite de la tour Eiffel et des selfies avec des gens importants donneront le tournis, plutôt que de permettre à des Africains qui ont fait la preuve de leurs qualités et de leur attachement à la France de s’y épanouir pleinement.

Mais ce serait croire que l’objectif ultime de la France est dans cette « croissance partagée » que revendique, jusque dans son nom, la fondation AfricaFrance. On peut en douter. Pour preuve cette insistance, si caractéristique de l’histoire des rapports entre l’Hexagone et ses ex-colonies, sur la construction de « liens personnels ». Lorsqu’un pays a une véritable politique, et en réalité une véritable vision de ses relations avec d’autres pays, il s’attache à nouer des relations avec les peuples, c’est-à-dire avec les institutions (y compris citoyennes), de ces pays. De cette façon, outre qu’il témoigne ainsi de sa considération pour ces peuples, il indique sa volonté d’inscrire sa relation avec eux dans le temps, au-delà des affinités personnelles, par définition éphémères, entre dirigeants.

Une relation de dépit amoureux

L’option privilégiée par la fondation AfricaFrance, celle des « liens personnels » tissés entre individus, montre que la France demeure figée dans ce schéma classique qui a produit les autocrates africains (lesquels ne goûtent rien tant que revendiquer leurs « liens personnels » avec l’establishment français) et qui, il est vrai, ne l’a pas desservie historiquement. Peut-être est-il besoin de rappeler que Paul Biya, dont les « liens personnels » avec le pouvoir français lui ont permis de combler de ses grâces incommensurables son peuple depuis trente ans, fut en son temps un de ces jeunes Africains cooptés par le système français.

Alors, est-ce qu’une autre relation est possible entre la France et ses anciennes colonies ? C’est au fond la vraie question. A titre personnel, je le crois, même si je vois mal ce que l’Afrique aurait à y gagner. Je le crois parce qu’ils ont beau faire, beaucoup d’Africains entretiennent avec la France une relation de dépit amoureux. Ils la détestent autant qu’ils l’aiment. Le pire c’est que je soupçonne que tout en haut, les Français, qui ont du métier, le sentent, et ils en jouent. Aux Africains d’en tirer les conséquences.

Yann Gwet est essayiste camerounais.