A la barre, les « tueurs » des abattoirs invoquent cadences et matériel défaillant
A la barre, les « tueurs » des abattoirs invoquent cadences et matériel défaillant
Par Audrey Garric (Alès (Gard), envoyée spéciale)
Deux employés du Vigan ont été entendus par le tribunal d’Alès pour des actes de cruauté et de maltraitance sur des animaux.
A l’abattoir du Vigan, Marc S brûle le museau d’une brebis avec la pince à électronarcose tandis qu’un autre employé rit à gorge déployée. | L214
Pour la première fois, on expose leur métier à la lumière. Celle, crue, de la justice, qui sonde et ausculte sans relâche ni délicatesse. Eux qui travaillaient dans l’ombre, dans ces abattoirs que l’on cache au grand public, voient leur rôle analysé, leurs tâches disséquées, leurs pratiques mises en cause. Après avoir été vilipendés sur les réseaux sociaux, traités de tortionnaires et d’assassins, les voilà contraints de se justifier sur une fonction que personne ne connaît mais dont tout le monde profite : tuer des animaux pour produire de la viande.
Jeudi 23 mars, deux employés de l’abattoir du Vigan ont été entendus par le tribunal de grande instance d’Alès (Gard), aux côtés de la communauté de communes gestionnaire de l’établissement, pour des actes de cruauté et de maltraitance sur des animaux entre juin 2015 et février 2016. Un troisième prévenu n’était pas présent à l’audience. Ils risquent deux ans de prison et 30 000 euros d’amende pour l’un, et plusieurs contraventions de 750 euros chacune pour les deux autres.
Ont-ils été violents dans l’exercice de leur métier ? Ont-ils eu des gestes déplacés, répréhensibles, qu’ils auraient pu éviter ? A la barre, les ouvriers réfutent les infractions, invoquant, de manière parfois confuse, des situations exceptionnelles, des raisons de sécurité et surtout un matériel défaillant. Quitte à se contredire par rapport à leurs déclarations aux enquêteurs.
« Métier dangereux »
« Vous a-t-on parlé du règlement qui interdit de frapper les animaux ? », demande la présidente de l’audience, Amandine Abegg, à Gilles E., 56 ans, éleveur de bovins bio et intérimaire à l’abattoir. L’homme vient de regarder, sans ciller, la vidéo de l’association L214 qui le montre administrer deux coups de pied à un bovin étourdi. « Je ne frappe pas la bête, s’insurge-t-il. C’est un coup avec la semelle de mes bottes en caoutchouc. Dans le haut de la hanche. Cet endroit, on peut le taper. On m’a appris ça dans les formations. »
Réaction surprise de la présidente. « Vraiment ? » Lui, bravache : « Les gens qui nous forment n’ont jamais mis les pieds dans un abattoir. » « Là, c’était une nécessité de sécurité, ce sont des bêtes très vives, j’assume », ajoute-t-il, avant de lâcher : « Cette semaine encore, j’ai pris une corne de cabri dans l’œil. C’est un métier dangereux. »
Cet argument des coups portés en réponse à ceux reçus est aussi celui de Marc S., 24 ans, poursuivi pour deux délits et licencié après l’enquête administrative. « Quel est l’intérêt d’avoir asséné un coup de poing à l’ovin ? », interroge la présidente. « Aucun. J’étais énervé, j’avais pris un coup de chaîne dans la tête. On se faisait régulièrement mal, tous les deux jours environ. »
Le jeune homme, fils d’éleveur à la large carrure, ne reconnaît qu’une erreur : avoir violemment jeté des moutons au-dessus d’une barrière pour les faire entrer dans l’enclos. A l’écran, pendant trois longues minutes, il crie, frappe et projette les bêtes. Difficile de reconnaître l’homme, calme et penaud, qui se tient face à la cour. « J’étais seul, dépassé, justifie-t-il. Quand j’ai vu les vidéos, je me suis dit que j’avais fait une grosse connerie. »
Pour le reste, il incrimine le matériel qui ne fonctionne pas, les cadences – « c’est déjà arrivé qu’on commence à 4 heures du matin jusqu’au soir, qu’on fasse 100 moutons par jour » – et l’absence de réaction du directeur : « Il nous disait qu’il n’y avait pas d’argent pour faire des réparations. » Triste ironie, le jeune homme avait été désigné responsable de protection animale de l’abattoir. « On m’a imposé cette fonction, je n’en voulais pas. » « Je suis entré à l’abattoir à 15 ans et demi, comme boucher, pas comme tueur », rappelle-t-il.
« J’admets m’être amusé avec la bête »
Mais à mesure que l’audience progresse, c’est une autre facette du prévenu qui se dessine, celle d’un ouvrier qui aurait pu s’adonner à de la violence gratuite. « Vos collègues vous ont dit que vous êtes brutal, que vous malmeniez les bêtes quand vous étiez en apprentissage. C’est dans votre audition », lance la présidente. La réponse de Marc S., maladroite, dit toute son ambivalence : « On a été filmé le seul jour où on a fait ça, on n’a pas eu de chance. » Puis encore : « J’ai jamais été violent pour m’amuser. »
Des propos contredits par les vidéos de L214, ainsi que ses précédentes déclarations lors des enquêtes administrative et judiciaire. Une scène, en particulier, met à mal sa défense. On le voit brûler le museau d’une brebis avec la pince à électronarcose – censée l’étourdir avant la saignée – tandis qu’un autre employé rit à gorge déployée. Silence pesant dans la salle. « Votre collègue rit-il parce que vous imitez les animaux ? », interroge la présidente. Marc S. nie.
La magistrate dévoile alors les propos que le salarié avait tenus aux enquêteurs : « Sur ce coup-là, j’admets m’être amusé avec cette bête. Je sais que ça ne sert à rien, c’était un jeu. J’ai continué car j’ai vu que cela faisait rire mon collègue. » « Ecoutez, j’avais fait 5 heures d’audition, rétorque-t-il à la barre. Ils m’ont mis la pression, m’ont fait peur. J’avais juste envie de rentrer chez moi. J’ai dit des choses que je ne pensais pas. »
« Cette histoire m’a détruit »
Le procureur de la République, Nicolas Hennebelle, insiste, agacé : « Pourquoi avoir indiqué aux enquêteurs que vous faites rire votre collègue ? » « Je me suis trompé en déclarant cela, ça arrive, s’impatiente Marc S. On vit la mort 5 jours sur 7, 10 heures par jour. Oui, on rigole entre nous, mais on ne veut pas faire de mal aux animaux. »
Le jeune homme se dit las : « Cette histoire m’a détruit. J’ai été obligé de changer de département, de région. Je suis usé. J’ai même reçu des lettres de menace chez mes grands-parents. » Depuis septembre 2016, il a retrouvé du travail, dans un atelier de découpe.
« Est-ce que vous regrettez d’avoir causé de la souffrance aux animaux ? », relance le procureur. « Tout à fait », répond l’inculpé. Avant de fondre en larmes.