Brice Teinturier : « Si l’on s’abstient, c’est que le débat pendant la campagne a en partie échoué »
Brice Teinturier : « Si l’on s’abstient, c’est que le débat pendant la campagne a en partie échoué »
Le directeur général délégué d’Ipsos a répondu aux questions des internautes sur les spécificités de l’abstention à la présidentielle.
Brice Teinturier, directeur général délégué de l’institut de sondages Ipsos, dans les locaux du « Monde », le 30 mars 2017. | Le Monde / Antonin Sabot
Il n’y a pas une abstention mais des abstentionnistes. Brice Teinturier, directeur général délégué de l’institut de sondages Ipsos a répondu aux interrogations des internautes du Monde.fr, jeudi 30 mars.
K : J’aimerais prendre le contre-pied de ce live : êtes-vous si sûr que l’abstention sera très élevée cette année ? Il me semble qu’en 2012 également les sondages prédisaient une forte abstention alors qu’au final elle a été dans la norme pour une présidentielle.
Brice Teinturier : En 2002, l’abstention a été de 28 %, ce qui était le record sous la Ve République pour une élection présidentielle. Aujourd’hui, nous sommes à plus de 30 % d’abstention, soit un nouveau record potentiel. Bien entendu, les choses peuvent encore bouger, mais il serait très surprenant que l’on retrouve la très bonne mobilisation de 2007 et de 2012 où l’abstention avait été contenue à 20 %.
Max T. : Sans aucune volonté de stigmatiser qui que ce soit, est-ce que certaines parties de la population (classe d’âge, milieu social, etc.) sont plus sujettes à l’abstention que d’autres ?
Oui tout à fait. Il y a des variables lourdes et bien connues qui nourrissent l’abstention, à commencer par l’âge : 54 % seulement des moins de 35 ans nous disent qu’ils iront voter, 73 % des plus de 65 ans. La profession joue également un rôle avec un écart fort entre les ouvriers et les employés d’une part et les professions intermédiaires et les cadres supérieurs d’autre part. Mais à ces composantes sociologiques, s’ajoute maintenant une abstention politique plus large qui touche aussi les diplômés et les personnes bien insérées, qui relève d’une prise de distance assumée vis-à-vis de la politique. Ce que j’appelle la PRAF-attitude, PRAF pour « plus rien à faire » ou « plus rien à foutre ».
Renaud : Le taux d’abstention était de 20 % à la présidentielle de 2012, il pourrait passer à plus de 30 % cette fois-ci ! Selon vous, ce serait à l’avantage de qui ?
Il est difficile de faire un lien entre le vote FN et l’abstention. Malgré tout, les électeurs de Marine Le Pen sont parmi les plus mobilisés. Une forte abstention pourrait donc l’avantager en pénalisant davantage les autres candidats, notamment à gauche.
Frédéric : N’y a-t-il pas une spécificité « Fillon » ? En dénonçant un « cabinet noir », ne rend-il pas possible ou probable une abstention massive de ses électeurs en cas de duel Le Pen-Macron au second tour ?
D’abord, ce qu’il faut indiquer, c’est que les affaires et le climat de cette campagne nourrissent la prise de distance des Français à l’égard du vote. Ensuite, oui, plus vous avez un électorat Fillon à qui l’on répète qu’il y a un cabinet noir à l’Elysée et qu’Emmanuel Macron est l’héritier de François Hollande et plus une partie importante de cet électorat sera tenté par l’abstention dans un second tour Macron-Le Pen ou par un vote en faveur de Marine Le Pen. C’est déjà un peu ce que nous avons, puisque dans cette hypothèse, 38 % des électeurs de Fillon voteraient pour Macron, 26 % pour Le Pen et 36 % s’abstiendraient.
Robert : L’abstention est-elle un danger pour la démocratie ? Pourquoi les gens ne vont pas voter, y a-t-il une cause spécifique pour cela ? Faudrait-il sanctionner les abstentionnistes ?
La démocratie ne se résume pas à la participation électorale mais celle-ci est essentielle pour donner de la légitimité aux gouvernants. La participation, c’est aussi un comportement qui survient à l’issue d’un grand débat public, celui de la présidentielle. Si l’on s’abstient, c’est donc que ce débat a en partie échoué.
Pour ces deux raisons, l’abstention est un danger pour la démocratie, elle la vide d’une grande partie de sa substance. Mais attention, si les Français s’abstiennent, c’est aussi parce qu’ils considèrent que la démocratie est déjà vidée de sa substance. Il faut donc analyser en profondeur les dysfonctionnements de la démocratie et d’abord y remédier.
Matt : Qu’est-ce qui selon vous serait susceptible de ramener les abstentionnistes vers les urnes ?
Il y aurait beaucoup de choses à souligner mais je vois au moins trois grands éléments. Plus d’exemplarité dans la conduite des affaires, plus de résultats obtenus et plus de prise en compte de ce que souhaitent les Français, et cela pas uniquement au moment de l’élection. Il y a en France une immense demande de participation insuffisamment prise en compte. En résumé, il s’agit de répondre à la crise du résultat, à la crise de la représentation et à la crise de l’exemplarité.
KS : Assiste-t-on à une montée inexorable de l’abstention dans les autres pays occidentaux, ou l’abstentionnisme croissant est une spécificité française ?
L’abstention est un phénomène croissant dans toutes les démocraties dites avancées. Cela étant, il y a des différences de niveaux notables suivant les pays et la nature de l’élection. Quand l’enjeu est là et qu’il est clairement perçu par les électeurs, quand le sentiment d’utilité du vote est présent, ils se mobilisent.
Pascal F. : Je n’irai pas voter pour la première fois, ni au premier ni au second tour… Pourquoi aller voter pour des gens qui ne me représentent pas, qui ont des idées qui diffèrent des miennes ? (…) Tous ces politiciens sont déconnectés de la réalité que vivent quotidiennement les Français, seul importe leur réussite politique et, surtout, leur enrichissement personnel avec l’argent public.
Votre commentaire illustre à la perfection ce qui nourrit l’abstention. La première des raisons avancées est une insatisfaction à l’égard des candidats, dont aucun ne donne aux abstentionnistes le sentiment de correctement les représenter. Vous soulignez aussi, et c’est un point important, leur supposée déconnexion. C’est là le sentiment de deux sphères qui divergent tellement que cela vient invalider l’utilité du vote.
Enfin la question de l’enrichissement et les affaires en général génèrent au mieux de l’indifférence, au pire, et de plus en plus souvent, de la colère et du dégoût. Il faut cependant souligner que la vie politique française est aujourd’hui mille fois plus saine qu’il y a trente ou quarante ans et que vous avez plus de 500 000 élus locaux qui sont parfaitement honnêtes, dévoués et pas du tout déconnectés.
Hidaj : Pensez-vous que l’abstention peut être due à l’incapacité des médias d’informer de manière impartiale, renvoyant les électeurs soit à des fausses informations soit à un dégoût pur et simple de l’idée de choisir entre le cliché du « candidat menteur 1 » et « candidat menteur 2 » ?
Dans la montée de l’abstention et le désengagement de certains citoyens, il y a une méfiance accrue à l’égard des médias et pas seulement des responsables politiques. Les réseaux sociaux alimentent parfois cette méfiance et en même temps sont une partie de la solution. De plus en plus, nous mesurons les électeurs qui doutent de tout et notamment de la véracité des propos tenus par les candidats ou de tel ou tel fait. C’est un problème redoutable car si les faits sont en permanence contestés il n’y a plus de comparaison possible entre les offres.
Julie : Pourquoi certains souhaitent voter blanc et d’autres s’abstenir ? N’est-il pas plus convaincant de voter blanc pour montrer un désaccord ?
Le vote blanc illustre bien la volonté de manifester son mécontentement tout en restant engagé. L’idée de prendre en compte les suffrages exprimés me semble donc cohérente et adaptée. En revanche, si cela permettrait sans doute de limiter l’abstention, les causes de celle-ci sont plurielles et il ne faut pas s’imaginer que la simple prise compte du vote blanc mettrait fin à l’abstention.
Jean : Peut-on faire un lien entre abstentionnisme et montée en puissance des réseaux sociaux, qui donnent l’impression d’être un autre moyen de faire entendre sa voix ?
Je pense que oui, tout comme d’une manière générale, les moyens accrus qui sont donnés aujourd’hui aux Français pour se faire entendre. Il y a quarante ou cinquante ans, il n’y avait guère que les manifestations, les pétitions et les élections. Aujourd’hui, la technologie permet à chacun de s’exprimer et d’être relayé parfois massivement. Tout cela contribue à relativiser le moment fort qu’est l’élection. A condition toutefois de bien prendre en compte sa spécificité : on vote certes pour se faire entendre mais aussi et surtout pour désigner des représentants qui prennent ensuite des décisions.
Res Publica : Est-ce que l’arrivée surprise des nombreux « petits candidats » peut faire baisser l’abstention ?
Je l’ai cru à une époque et je ne le pense plus aujourd’hui. 2002 : record du nombre de candidats (10) et pourtant record d’abstention ! 2017 : 11 candidats et malgré tout une abstention sans doute très importante… Il n’y a donc pas de lien mécanique entre une offre élargie et un bon niveau de mobilisation.
WK : Le cas Trump aux Etats-Unis ne pourrait-il pas avoir un effet sur certains électeurs se rendant compte que finalement le pire est toujours possible et donc les inciter à voter ?
D’abord il faut rappeler un chiffre trop peu commenté. L’abstention, lors de la présidentielle américaine, a dépassé les 40 %. Un gigantesque PRAF ! Cela signifie que même avec deux candidats qui, pour des raisons opposées, étaient largement détestés, on ne crée pas une forte mobilisation. Et depuis l’élection de Trump, il y a autant le sentiment que les choses vont plus mal aux Etats-Unis qu’elles s’améliorent. Par exemple, les électeurs du FN et une partie des électeurs LR approuvent ce que Trump fait dans son pays et souhaiteraient la même chose en France. Il n’est donc pas assuré du tout que le « cas Trump » favorise la mobilisation électorale en France.
Samivel51 : En Europe du Sud, certains citoyens qui ne se sentaient pas représentés par les partis en place ont lancé des mouvements citoyens politiques (Espagne, Italie). Pourquoi pas en France ?
Ces mouvements traduisent bien l’insatisfaction à l’égard de l’offre électorale et la demande de participation directe. En France, cela prend moins parce qu’une grande partie des candidats ont eux-mêmes récupéré la thématique anti-système et parce que le mode de scrutin rend plus difficile l’émergence et la durabilité de ce mouvement.