« Une grande partie de l’argent du haschich ne profite pas à l’économie marocaine »
« Une grande partie de l’argent du haschich ne profite pas à l’économie marocaine »
Propos recueillis par Charlotte Bozonnet
L’économiste Kenza Afsahi explique ce que ne dit pas le rapport d’Etat américain publié en mars affirmant que 23 % du PIB marocain provient du cannabis.
Début mars, un rapport du département d’Etat américain a fait grand bruit, affirmant que la « production de cannabis » au Maroc équivalait à 23 % du produit intérieur brut marocain (PIB), qui s’est élevé, en 2016, à 100 milliards de dollars (93 milliards d’euros). Un chiffre considérable lancé comme un écran de fumée qui masque des réalités complexes en termes de culture et de transformation de la matière première.
La sociologue et économiste Kenza Afsahi, chercheuse au Centre Emile Durkheim (CNRS), maître de conférences à l’Université de Bordeaux et chercheuse associée au CESDIP de Versailles-Saint-Quentin et au Centre Jacques-Berque de Rabat, a réalisé sa thèse sur la culture de cannabis au Maroc. Décryptage.
Ce chiffre spectaculaire vous paraît-il crédible ?
Kenza Afsahi La production de cannabis occupe une place importante dans l’économie du Maroc, mais ce chiffre doit être pris avec précaution. Il est issu du dernier rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) qui estime la production de haschich, ou résine de cannabis, au Maroc à 700 tonnes. Le rapport du département d’Etat parle, lui, de 700 tonnes de cannabis qui, une fois transformées en résine, seraient potentiellement équivalentes à 23 % du PIB. Il y a là une première confusion entre cannabis à l’état brut et cannabis transformé en résine.
D’autre part, on ne sait pas si l’estimation de la production de résine est faite sur la base du volume des saisies effectuées par les services de police et de douane au Maroc et à l’international, ou sur la base de l’estimation des surfaces cultivées de cannabis. Dans les deux cas, la méthodologie, qui n’est pas expliquée, est imprécise.
Vous semble-t-il refléter la réalité ?
Non, car elle est plus complexe. Entre 2003 et 2005, l’ONUDC et le gouvernement marocain ont réalisé des enquêtes conjointes sur les surfaces cultivées et la production de résine avec une méthodologie connue et détaillée. Mais elles ont cessé depuis 2006. Or la culture du cannabis au Maroc a connu des changements ces dix dernières années. La diminution des surfaces cultivées s’est accompagnée de l’introduction de nouvelles variétés hybrides importées d’Europe aux rendements et au taux de THC (tétrahydrocannabinol, la principale substance psychoactive) plus élevés. Ces nouvelles variétés sont beaucoup plus gourmandes en eau, en engrais et en pesticides, nécessitent des nouvelles techniques de culture et demandent davantage de main-d’œuvre. Leur rendement n’est pas non plus assuré, parce que certains cultivateurs ne maîtrisent pas encore le savoir-faire lié à ces hybrides et que les sols sont épuisés par des années de surexploitation du cannabis.
Enfin, le prix de la résine de cannabis à la consommation en Europe est beaucoup plus élevé que le prix à la ferme chez les paysans du Rif, et une grande partie des recettes du marché du haschich profite à l’étranger et pas à l’économie marocaine, encore moins aux paysans dont une partie vit dans une grande précarité.
Au-delà de cette estimation chiffrée, le Maroc est présenté comme le premier producteur et exportateur mondial de cannabis. Comment expliquer cette situation ?
Cette assertion alimente régulièrement le débat public parce que le haschich marocain est exporté massivement vers l’Europe et que, selon les services de police et de douanes, notamment européennes, la majorité du haschich saisie dans le monde proviendrait du Maroc. Mais c’est là aussi une information à prendre avec précaution.
D’abord, la répression du trafic du haschich est plus développée entre les deux rives méditerranéennes qu’elle ne l’est dans d’autres régions du monde. Ensuite, les estimations d’autres pays producteurs importants à l’échelle mondiale – l’Afghanistan, ou même le Liban et l’Inde qui seraient de plus petits producteurs – ne sont pas fiables, ce qui ne permet pas d’avoir de réels points de comparaison. Enfin, les pays industrialisés sont devenus d’importants producteurs de cannabis – pour l’herbe en tout cas –, un phénomène qui a débuté il y a une dizaine d’années et qui va se renforcer avec la probable légalisation dans plusieurs pays.
Que le Maroc soit ou pas le premier producteur au monde n’est pas le plus important. Compte tenu des changements dans le marché mondial et de la concurrence européenne, l’accent devrait plutôt être mis sur l’incertitude quant à l’avenir de milliers de familles de paysans déjà incriminés et marginalisés, qui dépendent fortement de cette économie dans le Rif.
Le rapport du département américain, et plus globalement les rapports d’expertises internationaux sur le cannabis au Maroc, est un bon exemple de l’inégalité de traitement entre les Etats occidentaux et les pays du Sud. Les pays du Nord débattent de la légalisation du cannabis, en se concentrant sur la santé publique de leur population en matière de consommation de drogues, tandis que les pays du Sud sont stigmatisés et contrôlés à travers la publication des chiffres sur la production et le trafic.
Le Rif est la principale région de production. Y a-t-il d’autres ?
Aujourd’hui, le Rif est la seule région de culture de cannabis et de production de résine. Il y en a eu d’autres par le passé : au XXe siècle, la France, à travers la Régie des tabacs et du kif, a introduit et développé la culture de cannabis, notamment à Beni Mellal, dans le Haouz, et à Ouazzane.
Par ailleurs, le produit est destiné au marché international, mais aussi national. Tout n’est pas exporté. Hormis dans la région du Rif, la consommation au Maroc est importante. Elle est toutefois peu connue car il n’y a pas eu d’études réalisées sur ce sujet.
La culture du cannabis est une source de revenus pour de nombreux agriculteurs marocains. Le pays peut-il se passer d’une telle source de revenus ?
Si on veut faire évoluer la situation, les acteurs étatiques et les organisations doivent mettre en place une stratégie sur le moyen et le long terme en concertation avec des acteurs locaux. C’est ce qui manque aujourd’hui. Pourtant, le nord est devenu la deuxième région la plus riche du Maroc alors qu’elle était extrêmement marginalisée sous le règne du roi Hassan II. Sous l’égide de Mohammed VI, certains pôles ont été mis en valeur : Tanger Med, Tétouan, Chefchaouen, Taounate, Taza, etc. Mais l’espace historique de culture du cannabis ne profite pas de ce développement, en raison notamment du très fort enclavement de ces zones montagneuses.
Les autorités ne peuvent pas y supprimer la culture de cannabis, car les populations sont convaincues que la terre est impropre à tout autre culture. Répondre à cela demande de la créativité, de la concertation et le désenclavement de ces zones. La région a un réel potentiel, entre montagne et mer, avec des parcs régionaux, et pourrait connaître un développement touristique durable et écologique.
La légalisation du cannabis peut-elle être une solution ?
Le débat sur la légalisation de la culture du cannabis pour des usages textiles (chanvre) et pharmaceutiques a été lancé par des acteurs associatifs, puis repris par des partis politiques. Le projet de légalisation n’émane pas des acteurs locaux. Les paysans y sont opposés ou s’interrogent sur ses enjeux. Par exemple, ils craignent qu’après avoir été sous l’emprise des trafiquants, ils soient désormais sous celle des lobbies pharmaceutiques, ou que la légalisation profite à d’autres régions agricoles où il y a moins de problème d’eau, où les terrains sont plus fertiles et moins accidentés.
Quoi qu’il en soit, le fait que les Marocains discutent de l’avenir du cannabis dans le pays est une très bonne chose, à la condition que les personnes les plus concernées – paysans, consommateurs – soient au cœur des débats. Le fait que la plupart des acteurs soient considérés comme des « illégaux » complique cet accès à la négociation.
Quelle est la stratégie adoptée jusqu’ici par les autorités vis-à-vis de ce phénomène ?
Avant 2001, tous les projets de cultures alternatives au cannabis financés par l’UE ont échoué. Globalement de 2003 à 2011 (date des « printemps arabes »), la stratégie a été l’éradication et la limitation des surfaces cultivées autour du centre historique. Depuis quelques années, les autorités se sont concentrées sur la répression du trafic au-delà de l’espace de culture de cannabis et les saisies se sont multipliées. En matière de développement, des projets de décloisonnement des routes communales ont été réalisés sans réelles retombées. Malheureusement, les grands projets de développement dans les provinces situées autour des espaces de culture ne semblent pas profiter aux cultivateurs et ces espaces restent encore marginalisés et sous-développés.
Les autorités marocaines sont dans la protection du territoire contre la menace terroriste. Comment expliquez-vous qu’elles ne parviennent pas à faire face à ce trafic ?
Mais les autorités marocaines sont efficaces dans le Rif ! Pourquoi pensez-vous qu’il n’y a pas de violences et de conflits liés à la drogue ? Et puis, on ne réprime pas le trafic lié à une activité traditionnelle ancestrale, comme on réprimerait des filières terroristes. Malgré l’internationalisation des échanges du cannabis, cette économie est restée profondément ancrée dans le local, avec un savoir, des acteurs, des conventions qui lient le pouvoir aux cultivateurs. Grâce au contrôle des autorités, la formation des réseaux de commercialisation n’a pas abouti à des réseaux menaçant la sécurité de l’Etat et il n’y a pas de conflit majeur dans le Rif à ce jour.